Tunisie: à Gabès, le cri d’une population qui souffre depuis des années

Une grève générale régionale a été décrétée par la centrale syndicale UGTT et les associations de la ville du sud tunisien pour ce mardi 21 octobre. Elle fait suite à près d’une semaine de manifestations réclamant le démantèlement du Groupe chimique tunisien, tenu pour responsable de plus d’une centaine de cas d’intoxications au gaz s’échappant de ses installations.

De notre correspondante en Tunisie,

À Gabès, le complexe du Groupe chimique tunisien est surnommé « El Ghoul » (l’ogre, en arabe) par les habitants en colère. Une métaphore qui témoigne à la fois de son côté suffocant et invasif, mais aussi de son aspect mythique. Depuis sa mise en marche en 1979, ce complexe a progressivement catalysé tous les maux de la ville, même si l’ampleur de la pollution qu’il produit n’a fait l’objet de réelles études que depuis les années 2000.

« Vous vous rendez compte de ce qu’aurait été Gabès s’il n’y avait pas eu le Groupe chimique ? Au même moment où on l’inaugure, la ville était en train de construire un hôtel supposé accueillir les touristes, il n’a jamais ouvert », déplore un habitant en marge des manifestations. Autrefois prospère sur le plan de l’agriculture et de la pêche, Gabès, ville de 410 847 habitants, est aussi connue pour posséder l’une des seules oasis littorales au monde. « Mais aujourd’hui, ni nos grenades, ni notre henné n’ont de goût ou d’odeur avec la pollution », déclare Zouari Houma, un habitant de Gabès. Dans la ville, les habitants expriment ouvertement leur colère depuis que plus de 200 cas d’intoxication au gaz émanant du Groupe chimique ont été recensés ces deux derniers mois.

De nombreuses personnes exposées au gaz industriel

Ces intoxications seraient probablement dues à l’émission de gaz lors de la transformation du phosphate en engrais, faute d’une enquête ou d’une déclaration officielle du Groupe chimique tunisien sur les derniers évènements. Seuls les examens médicaux de certains enfants confirment des troubles respiratoires et de la vue, liés à une « exposition au gaz industriel ». Beaucoup ont dû aller compléter leurs soins et leur examen à l’hôpital de la Rabta à Tunis, l’hôpital de Gabès n’étant pas en mesure de faire face à la vague de cas qui sont arrivés ces derniers mois, selon les témoignages des familles.

Khemaïs Bahri, ancien ingénieur du Groupe chimique tunisien dans les années 90 et aujourd’hui entrepreneur dans une holding sur l’industrie énergétique – qui a pour client le Groupe chimique tunisien – explique que trois usines fonctionnent dans le groupe, celle qui transforme le phosphate en DAP, l’engrais que la Tunisie exporte principalement vers les marchés indien et européen, une autre qui produit l’acide phosphorique et une troisième qui produit l’ammonitrate. Chacune émet des gaz qui doivent passer par des opérations de lavage pour éviter une pollution des alentours. « Ces dernières années, il n’y a non pas des fuites, car cela resterait au niveau local, explique-t-il, mais il y a surtout des problèmes d’entretien, et l’unité de lavage des gaz est un projet en cours, encore à l’arrêt depuis des années. D’habitude, l’usine qui travaille 24h sur 24 redémarre annuellement une à deux fois par an, mais à cause des problèmes d’entretien aujourd’hui, il arrive qu’elle redémarre plusieurs fois par an, d’où les émanations toxiques qui peuvent se dégager. »

Le ministre de l’Équipement, Salah Zouari, a d’ailleurs confirmé ce lundi 20 octobre, lors d’une séance plénière consacrée à Gabès au Parlement tunisien, ces problèmes de manque d’entretien, parlant de six projets en cours pour les résoudre, dont certains achevés à 98%. Parmi ces projets, celui de réduction des émissions de dioxyde d’azote, un autre de réduction des émissions de dioxyde de carbone des unités d’acide sulfurique et un autre pour réduire les émissions d’ammoniac. Tous devraient être achevés dans les prochains mois ou d’ici à 2026, selon ses déclarations, qui montrent aussi l’ampleur de la pollution en provenance de cette entreprise publique. « Ce qui est problématique, c’est qu’il y a eu de nombreux projets depuis la révolution pour réduire l’impact environnemental du groupe et faire de la dépollution, on sait qu’il existe des solutions, mais rien n’a jamais été jusqu’au bout », précise Khemaïs Bahri. Une équipe technique chinoise va d’ailleurs se rendre au Groupe chimique pour suivre ces opérations, selon le ministère de l’Équipement. « La Tunisie a exporté l’industrie du phosphate et son extraction en Chine, mais la Chine l’a devancée sur la question de la dépollution, car le pays a anticipé ces problèmes », ajoute l’ancien ingénieur.

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Près de 93% de la biodiversité marine a disparu de Gabès

Autre facteur de colère pour les citoyens de Gabès, le phosphogypse, résidu de la transformation du phosphate en acide phosphorique qui sort des canalisations du groupe pour se jeter directement dans la mer, le groupe étant installé face au littoral. Ces déchets se voient à l’œil nu sur la plage à proximité, formant une sorte de mousse noire extrêmement toxique, selon une enquête menée par le site Vakita en 2023. Résultat, près de 93% de la biodiversité marine a disparu de Gabès en quatre décennies. La plupart des pêcheurs vont pêcher dans les eaux profondes ou du côté de Zarzis, à 130 kilomètres, et plus personne ne se baigne dans les plages de Gabès. Là encore, « il existe des solutions, selon Khemaïs Bahri, notamment le stockage du phosphogypse, tel qu’il est fait à Gafsa et à Skhira où le phosphate est également transformé, mais cela demande des infrastructures, de l’argent et du temps. » Lundi, le ministre de l’Équipement a annoncé la suspension momentanée des rejets de phosphogypse dans la mer.

Le pêcheur Sassi Alaya prépare son filet de pêche sur la plage de Gabès, en Tunisie, le 16 octobre 2025, quelques jours après le début des manifestations contre la pollution causée par le complexe du Groupe chimique tunisien.
Le pêcheur Sassi Alaya prépare son filet de pêche sur la plage de Gabès, en Tunisie, le 16 octobre 2025, quelques jours après le début des manifestations contre la pollution causée par le complexe du Groupe chimique tunisien. © REUTERS – Jihed Abidellaoui

Dans la ville, les habitants réclament principalement l’arrêt des activités du groupe et son démantèlement, promis en 2017 suite à un accord avec le gouvernement de l’époque. « Ce n’est pas irréaliste de réclamer le démantèlement, car rénover le groupe coûtera plus que de le démanteler, mais cela va prendre du temps, voire des années et il faut trouver un endroit où le délocaliser », note Khémaïs Bahri. Pour beaucoup d’habitants, le groupe est synonyme d’une malédiction qui touche Gabès depuis des années et des inégalités de développement régional. « Pourquoi au nord du pays, ils respirent bien et nous non ? pourquoi ce n’est pas le tour d’autres villes qui ont bénéficié d’avantages sous la dictature d’héberger le Groupe chimique, pourquoi c’est à Gabès d’assumer tout ça ? », déplore Salah, habitant de Chatt Salem, l’un des quartiers les plus proches du complexe industriel.

Aujourd’hui, aucune étude officielle nationale n’a été publiée sur les impacts de la pollution sur la santé des habitants, si ce n’est une étude de la Commission européenne datant de 2018, mais les témoignages des médecins sont sans appel. Tous confirment depuis des années la multiplication des maladies respiratoires, des cancers du poumon, mais aussi de l’ostéoporose et de l’asthme. Le ministre de la Santé a déclaré lundi que l’État allait ouvrir un pôle dédié aux maladies cancéreuses à l’hôpital de Gabès.

Des manifestants arrêtés

Beaucoup d’anciens employés du Groupe chimique expliquent aussi avoir des problèmes d’infertilité en raison de leur exposition prolongée aux émanations de gaz dans le groupe. « Aujourd’hui, les gens qui regardent de loin Gabès, demandent pourquoi on choisit maintenant pour se soulever. Mais parce que trop c’est trop, s’exclame Aïcha Cherif en marge d’une manifestation dans la ville. Nous avons dénoncé pendant des années ce problème, mais là, les cas d’asphyxie qui touchent nos enfants font que nous ne pouvons plus nous taire et nos jeunes, grâce aux réseaux sociaux, savent se mobiliser ». La majorité des rassemblements ont eu lieu à l’initiative du groupe Stop Pollution, un groupe de militants écologistes qui existe depuis 2012, très ancré dans la ville et qui a aussi le soutien des groupes de supporters ultras. Malgré l’aspect pacifique des manifestations de ces derniers jours, certaines ont été réprimées à coup de gaz lacrymogènes et dix personnes sont en détention pour trouble à l’ordre public sur 89 manifestants déférés devant le parquet.

Des personnes participent à une manifestation contre la pollution causée par les usines chimiques, à Gabès, en Tunisie, le jeudi 16 octobre 2025.
Des personnes participent à une manifestation contre la pollution causée par les usines chimiques, à Gabès, en Tunisie, le jeudi 16 octobre 2025. © AP – STR

Le porte-parole de la Garde nationale Houssem Eddine Jebabli a justifié l’usage de la force par le fait qu’il fallait empêcher les manifestants de s’introduire dans le Groupe chimique tunisien à cause de la présence de « 100 000 tonnes de matières dangereuses susceptibles de provoquer une catastrophe si certains fauteurs de trouble s’étaient introduits dans le complexe ». Il a également parlé de « saboteurs » parmi les manifestants qui ont tenté d’exploiter le dossier environnemental pour leurs propres intérêts selon ses mots et n’a confirmé que deux mises en détention pour des affaires de droit commun.

Ce discours est relayé également par le président de la République, qui a fustigé les « comploteurs » et leurs « voix rouillées » pendant le week-end, tout en soulignant que des « efforts sont en cours pour trouver des solutions urgentes et immédiates à la pollution ». Début octobre, à la suite de la première vague de cas d’intoxications, Kaïs Saïed avait parlé d’un « assassinat écologique » à Gabès. Le secteur minier représente 3% du PIB en Tunisie et est dominé à 80% par l’exploitation du phosphate. Le président avait annoncé une politique de relance du phosphate en mars 2025 visant à quintupler la production d’ici à 2030.

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