Luthando Dziba, un Africain à la tête du «GIEC de la biodiversité»

Après des années sur le terrain à protéger les grands mammifères africains, le scientifique sud-africain Luthando Dziba a pris le 1er octobre 2025 les rênes de la Plateforme intergouvernementale sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES). Surnommé le « GIEC de la biodiversité », cette instance politique et scientifique mondiale fait référence pour guider les politiques de préservation de la nature. Pour la première fois, un scientifique africain en prend la tête et il a choisi RFI pour sa première interview. 

RFI : Vous êtes le premier scientifique africain à diriger la plateforme scientifique et intergouvernementale sur la biodiversité, l’IPBES. Près de 150 pays en sont membres. Qu’est-ce que cela signifie pour vous et pour le continent ?  

Luthando Dziba : L’IPBES est vraiment la plateforme de politique scientifique la plus fiable pour fournir aux décideurs des informations sur la biodiversité. C’est donc un immense privilège pour moi. J’apporte de nombreuses années d’expérience dans le secteur de la conservation de la nature en Afrique. Une expérience très pratique, de gestion des défis sociaux et écologiques sur le continent. Je pense que cette perspective africaine sera extrêmement bénéfique. 

Je crois aussi que ma présence à ce poste aidera à inspirer une génération de scientifiques africains à contribuer non seulement à la politique scientifique de leurs pays, mais aussi à se voir comme des contributeurs au niveau mondial. 

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J’espère donc que davantage de scientifiques africains participeront aux activités de l’IPBES. Je compte aussi travailler avec les gouvernements africains. Mais en tant que secrétaire exécutif de l’IPBES, ma responsabilité est d’apporter du soutien et d’inspirer les scientifiques et les gouvernements du monde entier. 

Les scientifiques africains sont-ils bien représentés au sein de la communauté internationale en matière de biodiversité ? Donne-t-on assez d’importance aux savoirs africains aujourd’hui ?  

On a beaucoup œuvré pour améliorer la représentation des scientifiques des régions sous-représentées à l’IPBES et dans la communauté scientifique, comme l’Afrique, l’Europe de l’Est et parfois l’Amérique latine. Le point de départ pour l’IPBES c’est de servir de plateforme à des voix très diverses : aux savoirs locaux et autochtones notamment, et à d’autres systèmes de connaissances. Et puis nous, ne voulons pas nous concentrer seulement sur la science de la biodiversité, nous voulons faire de la place aux sciences sociales pour avoir une vision beaucoup plus complète.  

Quelles sont les spécificités de la biodiversité africaine ? On pense souvent aux grands mammifères du continent comme les éléphants, les lions ou les rhinocéros, mais la nature africaine est riche de bien plus que cela… 

Tout à fait. Notre rapport sur la biodiversité en Afrique en 2018 a montré le caractère unique de cet assemblage de grands mammifères.  Ce qui est parfois moins connu ou moins valorisé, c’est le fait que la biodiversité africaine a co-évolué avec les humains. Il y a beaucoup d’exemples, mais je pense notamment aux savanes boisées du Miombo. Ces forêts tropicales sèches traversent le continent, de l’Angola, sur la côte ouest, jusqu’à la Tanzanie, le Mozambique, sur la côte est, et l’Afrique australe. Les arbres Miombo se sont adaptés et lorsqu’on les exploite, ils repoussent. Ils peuvent survivre à des années d’exploitation de la part des populations tant qu’elles en font un usage durable, c’est-à-dire tant qu’elles ne détruisent pas des arbres entiers ou des groupes d’arbres entier. C’est assez unique ! 

On sait que l’on protège la nature que l’on aime et que l’on connaît. Quel est votre lien personnel avec la biodiversité africaine ? Avec le reste du monde vivant ? 

En Afrique du Sud, j’ai grandi en zone rurale. Mon lien avec la nature remonte donc à mon plus jeune âge. Je me souviens de courir après le bétail : les chèvres, les moutons, les vaches. Je me souviens aussi de voir des animaux sauvages. J’ai aussi été inspiré par mon grand-père qui travaillait la terre pour nourrir la famille et comme professionnel puisqu’il était conseiller agricole dans les fermes. Cela m’a inspiré et j’ai étudié les sciences naturelles. C’est comme cela que je suis arrivé jusqu’à l’IPBES. 

Vous évoquez la proximité géographique entre les animaux sauvages, les champs agricoles et les populations locales sur le continent. Les conflits qui peuvent survenir de ce fait sont souvent un obstacle pour établir des aires protégées en Afrique. Comment dépasser ce problème ?  

L’une des mesures essentielles est de garantir une réelle appropriation de nos parcs nationaux, de nos terres et de la faune sauvage par les populations locales qui vivent avec cette faune. Il est inévitable que des conflits surgissent entre les habitants et les animaux sauvages quand ils vivent à proximité les uns des autres. Mais la manière dont les communautés réagissent dépend de la relation qu’elles entretiennent avec ces animaux sauvages.

Un éléphant d'Afrique broute dans le parc national du lac Manyara, aux abords d'Arusha, au nord de la Tanzanie.
Un éléphant d’Afrique broute dans le parc national du lac Manyara, aux abords d’Arusha, au nord de la Tanzanie. AP – Mosa’ab Elshamy

Si les gens considèrent que la faune appartient aux autorités, qu’ils n’ont aucun lien avec elle et n’en tirent aucun bénéfice, alors si une vache est attaquée par un lion, ils riposteront et le tueront. Mais si les gens entretiennent une relation pleine de sens avec les animaux et se disent « c’est notre éléphant, notre lion, notre parc national », alors leur perception et leur relation avec la nature changent considérablement. J’ai pu le constater il y a quelques années en Afrique du Sud lors de visites auprès des communautés qui vivent autour du Parc National Kruger.  

Historiquement, de nombreux parcs nationaux et espaces naturels protégés africains ont été développés selon un modèle que certains jugent colonial, avec des ONG occidentales très souvent en charge de ces aires protégées et une séparation forte entre les animaux sauvages et les communautés locales. Faut-il protéger la nature différemment sur le continent ?  

C’est une question très riche qui inclue de multiples dimensions. La première chose à laquelle je peux répondre, c’est à propos de ce rôle de partenaires que jouent les ONG occidentales dans la conservation de la nature sur le continent. Il y a un grand manque de financements et parfois de capacités pour gérer les aires protégées dans certains pays africains et les partenaires internationaux apportent des ressources et de l’expertise. Je pense que là où cela se fait d’une manière qui est considérée comme mutuellement bénéfique par les gouvernements et les personnes qui vivent dans ces régions, alors il est important d’entretenir cela tout en respectant les droits des personnes qui vivent sur ces terres. Il faut aussi veiller à ce qu’elles contribuent aux décisions qui sont prises concernant leurs terres et leurs ressources. L’autre aspect de cette question concerne la manière de préserver la nature tout en respectant les savoirs autochtones et locaux. 

Justement comment faire ? 

J’ai récemment visité la réserve communautaire de Manyara, dans le nord-est de la Tanzanie. Un endroit vraiment exceptionnel. J’ai notamment pu observer la vie des Massaï avec les animaux sauvages. C’était fascinant de penser que ces peuples vivent depuis des millions d’années avec la faune sauvage. J’ai été impressionné de voir de jeunes garçons garder des troupeaux de bovins et de chèvres et partir en brousse sans crainte. À quelques kilomètres à peine, nous avions vu des lions et pris des photos. En temps normal, on se dirait que les humains, le bétail et les lions, ça ne va pas ensemble. Pourtant, voici un endroit où les gens vivent en harmonie avec la nature.  

Des Massaï dans le village de Mbirukani, au Kenya, le 27 juin 2015.
Des Massaï dans le village de Mbirukani, au Kenya, le 27 juin 2015. AFP – SIMON MAINA

Pour moi, il faut nous interroger : comment regarder et reproduire cela ? Quelles leçons pouvons-nous apprendre d’une communauté comme celle-ci, qui vit avec la faune depuis des millénaires, et comment les utiliser pour améliorer notre relation avec la nature et la façon dont nous gérons les aires protégées, même dans d’autres contextes ? Évidemment, on ne peut exporter cela tel quel. Mais nous devons, nous, réfléchir à comment cela se produit et comment cela perdure aussi longtemps. Nous devons explorer et utiliser les savoirs autochtones et locaux, présents dans de nombreuses régions d’Afrique, des Amériques et d’Asie. À l’IPBES, nous essayons aussi d’exploiter ce type de connaissances. 

Partout dans le monde, les peuples autochtones et traditionnels sont cités en exemple pour leurs capacités à préserver les arbres, les animaux, les sols. Auriez-vous en tête des exemples en Afrique de ces pratiques bénéfiques pour la biodiversité ? 

Je viens juste de parler du peuple Massaï. Ils mettent leur bétail dans des zones où les animaux sauvages viennent pâturer. L’une des approches consiste à comprendre qu’il y a des phases. D’abord les animaux viennent brouter de vieilles herbes mourantes et, à mesure qu’ils se déplacent, les hommes arrivent avec leur bétail et le font paître dans des zones où l’herbe est plus jeune, plus fraîche, plus nutritive et plus appétissante. Il existe de nombreux exemples d’interactions entre les hommes et la nature. Certaines zones sont plus productives à certaines saisons grâce à l’utilisation qu’en font les animaux, notamment les animaux sauvages. Un autre bon exemple c’est la façon dont des communautés ont répondu à la bilharziose dans les zones rurales du Sénégal.  

Qu’ont fait ces communautés rurales face à cette maladie parasitaire ? 

Au lieu de juste traiter la maladie, elles ont pris des actions qui avaient un effet combiné sur la sécurité alimentaire, la qualité de l’eau et leur santé. Concrètement, en retirant des espèces invasives des cours d’eau où proliféraient les parasites et les mollusques qui transmettent cette maladie, ces communautés ont réduit les taux d’infection des jeunes jusqu’à 32%. Elles ont amélioré la qualité de l’eau mais aussi les revenus des familles rurales. Apprenons, des populations autochtones et locales, ces façons d’agir, ces façons de gérer les systèmes naturels. Nous experts, nous pouvons apprendre de ces années, parfois millions d’années, où les gens ont su vivre avec la nature. 

Malgré tout, les droits humains des peuples autochtones et des communautés locales sont souvent bafoués sur le continent et ailleurs dans le monde. Y compris au nom de la protection de la biodiversité…  

Oui. Je pense que l’un des principaux enseignements à tirer, comme l’a démontré l’un de nos récents rapports IPBES sur les changements transformateurs, c’est que la domination de l’homme sur la nature et la domination de l’homme par l’homme nuisent à la biodiversité. Au contraire, il est important de placer l’homme au cœur de la conservation. Nombre de nos récents rapports soulignent le rôle important joué par les populations autochtones et locales dans la conservation de la nature. Ce rôle est de plus en plus reconnu à l’échelle mondiale, mais il existe également une prise de conscience croissante, tant parmi les populations autochtones et locales que parmi le secteur de la conservation en général, de l’importance des droits humains. C’est vrai, des violations de ces droits ont été constatées par le passé, mais aujourd’hui il est important que les communautés, mais aussi les autorités, les organisations internationales et les médias, reconnaissent l’importance de garantir la protection des droits des populations qui vivent sur ces terres et avec la faune sauvage. Je pense que nous allons le voir de plus en plus souvent et que les organisations qui enfreignent ces règles seront dénoncées. 

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