L'étrange phénomène des pères absents dans les familles afrodescendantes

La réalisatrice québécoise Ayana O’Shun (Le mythe de la femme noire, Les mains noires), est elle-même concernée par le phénomène. Dans la moitié des familles afrodescendantes en Amérique du Nord, le père est absent. Avec La Fête des pères, elle documente pour la première fois au cinéma les conséquences pour les filles. Rencontre au Festival international de films de la diaspora africaine (Fifda) à Paris.

RFI : Dès le début du film, vous êtes au centre de l’histoire de La Fête des pères, pourquoi ?

Parce que c’est un film qui traite d’un sujet très personnel, qui est le père absent et la quête de la figure paternelle. Au départ, je ne voulais pas être au centre du film. Je voulais donner la parole à d’autres femmes qui me parleraient de ce sujet-là. Mais très rapidement, je me suis rendu compte qu’elles s’ouvriraient à moi à condition que je sois aussi dans le film. Cela inspirait une certaine confiance et une certaine ouverture et vulnérabilité de parler à une autre femme, dont le père aussi avait été absent. Elles savaient que je les comprenais.

Le but du film n’est pas de fêter les pères, mais de parler de cette absence de père particulièrement élevée dans la communauté afro-américaine.

J’ai grandi sans père et en grandissant, j’ai réalisé que j’avais autour de moi beaucoup de personnes afrodescendantes qui n’avaient pas de père aussi. Quand je me suis mis à faire des recherches, j’ai réalisé que 50 % des familles noires étaient sans père en Amérique du Nord. Les chiffres étaient équivalents aux Caraïbes, alors que dans la population générale, la statistique est à 20 %. Comment est-ce possible qu’il y ait deux fois et demie plus de pères absents dans les communautés noires ? J’ai essayé de comprendre le phénomène, puis j’ai essayé de comprendre aussi mon père pour essayer de me réconcilier avec la figure paternelle.

Confrontées à une absence de père, quelles sont les conséquences pour les filles ?

Cela provoque de très nombreuses conséquences. Moi, par exemple, dans ma vie personnelle, pendant très longtemps, j’ai été en couple avec des hommes qui étaient absents, soit par des relations à distance, soit qu’ils étaient indisponibles pour qu’on se voie plus souvent, soit que je n’avais pas « accès » à leurs émotions. C’est comme si je reproduisais la relation que ma mère et mon père avaient vécu. J’avais aussi des relations difficiles avec l’autorité, et des difficultés à exposer ma voix. J’avais l’impression que ma voix n’avait pas de valeur. Étant donné que mon père est parti quand j’étais jeune, j’avais l’impression que je n’étais pas assez importante pour qu’il puisse rester. Donc à travers ma quête, j’ai essayé aussi de panser mes blessures en réalisant que ce n’était pas de ma faute s’il était parti. Et que je n’avais rien à voir avec son absence et que la valorisation que je recherchais à travers lui, c’était à moi de me la donner.

La réalisatrice canadienne Ayana O'Shun qui a présenté son documentaire « La Fête des pères » au Festival de films de la diaspora africaine à Paris.
La réalisatrice canadienne Ayana O’Shun qui a présenté son documentaire « La Fête des pères » au Festival de films de la diaspora africaine à Paris. © Siegfried Forster / RFI

Pourquoi La Fête des pères explore-t-il uniquement l’impact de l’absence d’un père pour les filles, mais pas pour les garçons ?

En fait, le manque, c’est le manque. Il y a eu plusieurs films, des livres, beaucoup d’études qui ont été faits sur les relations père-fils. On connaît les données. Par exemple, dans les communautés afrodescendantes, quand le père est absent, ça donne de plus hauts taux de criminalité, de délinquance, de consommation de drogues, etc. Mais il y a très peu de données sur les filles.

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Pour expliquer cette absence de père, votre film évoque des facteurs historiques, sociologiques, personnels, culturels, mais aussi les conséquences de l’esclavage qui perdurent encore aujourd’hui. Un historien évoque l’histoire de l’esclavage racial et le Code noir de 1685, ce texte juridique qui réglementait la vie des esclaves dans les colonies françaises [l’abrogation du Code noir n’a jamais été formellement décidée]. Ces facteurs-là expliquent-ils en partie ce phénomène de pères absents chez les afrodescendants ?

Oui, entre autres, la mise en esclavage des Africains aux Caraïbes, aux Antilles et en Amérique du Nord aussi, explique l’absence des pères. Les esclaves n’avaient pas le droit de faire famille pendant la période de l’esclavage. Donc un homme noir, il était là simplement comme géniteur. Il devait quelque part « ensemencer » plusieurs femmes esclaves, mais il n’avait aucun droit sur les enfants qui étaient engendrés. Celui qui était considéré comme le père des enfants, c’était le « propriétaire » de la mère. Donc dès le début, l’identité paternelle de ces pères-là a été complètement mise de côté. Donc, ce lien-là n’a pas été créé. En plus, ces enfants – vu que c’étaient des « produits », des « biens meubles » -, ils pouvaient être vendus à d’autres personnes. Donc tout le système familial tel qu’on le connaît en Occident n’était pas du tout reproduit parmi les esclaves. Et quand, après 400 ans d’esclavage, on a dit à cette population : « vous êtes libre », c’était comme : « libre de quoi » ? Parce que, eux, pendant 400 ans, ils ne pouvaient pas faire famille. Puis on leur dit : vous devez vous marier pour pouvoir travailler. Donc, il y en a beaucoup qui ont décidé que non seulement ils n’allaient pas obéir, mais qu’en plus il voulait recréer des familles à leur manière.

Aujourd’hui, pour beaucoup de traumatismes transgénérationnels, on a recours à des explications épigénétiques [les changements héréditaires dans la fonction des gènes]. Pourquoi, pour vous, ce n’est pas suffisant ?

Des explications épigénétiques, je trouve ça très intéressant à un niveau intellectuel. Cela me plaît de comprendre qu’il y a comme une espèce de conscience qui se loge à travers notre génétique et qui est transmise de génération en génération. J’ai conscience qu’il y a des souffrances qui se transmettent de génération en génération dans les familles, dans les communautés, dans les sociétés, au niveau racial également, je suis d’accord. Par contre, moi comme fille qui a vécu sans mon père, ce n’est pas une explication qui me satisfait. Ce n’est pas une explication qui me convient, parce que je n’ai pas l’impression que mon père nous a quittés pour des questions d’épigénétique. Il est parti, parce qu’il n’aimait plus ma mère. Il est tombé amoureux d’une autre femme et pour lui, ma mère, et moi, sa fille, c’était la même chose. Donc quand il a quitté la mère, il a quitté la fille aussi.

La réalisatrice canadienne Ayana O'Shun lors du débat autour de son film « La Fête des pères » au FIFDA 2025 à Paris.
La réalisatrice canadienne Ayana O’Shun lors du débat autour de son film « La Fête des pères » au FIFDA 2025 à Paris. © Siegfried Forster / RFI

Dans le film, un photographe, à travers ses séances de photo, fait surgir des émotions chez les personnes prises en photo pour qu’elles se connectent aux émotions refoulées. Par exemple, une personne découvre que son sourire est connecté au souvenir de son père. Votre film, procède-t-il de la même façon ?

Oui, le film essaie effectivement de connecter les émotions aux images. Il essaie de connecter quelque part la science aux images à travers les témoignages des historiens et sociologues et psychothérapeutes. Puis, quelque part, le côté spirituel. À un moment donné, je fais un rituel en Guadeloupe avec lequel j’essaie d’extirper les souffrances qui ont pu causer l’absence de mon père dans ma vie. Le film se situe à différents niveaux et pour moi c’était aussi important d’avoir l’aspect de la nature : la forêt, l’eau, une plage… Cette reconnexion avec la nature était une manière de rendre visible une émotion intérieure des protagonistes.

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Vous abordez le sujet des afrodescendants en Amérique du Nord. Y a-t-il des similitudes avec les afrodescendants en Europe, par exemple en France, en Allemagne, en Belgique… ?

Dans ces pays, les chiffres sont plus difficiles à obtenir. En Amérique du Nord, on peut avoir des chiffres où l’on sépare les afrodescendants, les descendants d’Europe, les descendants d’Amérique latine, etc. En France, on ne peut pas faire ça. En France, tout le monde est « français ». Donc ces chiffres-là sont extrêmement difficiles à avoir. En revanche, j’ai eu des échos de personnes de la France ou d’ailleurs en Europe qui ont regardé le film. Ces gens, qui ont vécu sans père ou qui ont eu un père absent émotionnellement, me disent à quel point le film les a marqués parce qu’ils s’y reconnaissaient et qu’ils avaient l’impression qu’ils ont compris quelque chose concernant cette absence paternelle.

A la fin du film, vous affirmez qu’il n’y a pas de fatalité, parce que, au Canada, ces dernières années, le taux a chuté de moitié.

Oui, selon Statistique Canada, entre 2010 et 2025, les chiffres sont passés de 46 % de pères absents chez les familles afrodescendantes à 24 % ! Mais quand j’ai posé la question pourquoi, ils m’ont dit que leur travail, ce n’est pas de dire pourquoi, c’est juste donner les chiffres. Dans le film, j’interviewe aussi différents pères. Et je ressens qu’il y a une espèce d’élévation des consciences. C’est comme si les pères réalisaient leur importance dans la vie des enfants et réalisaient que ce n’est pas parce qu’ils se séparent de la mère que ça signifie nécessairement de se séparer de l’enfant, et qu’il y avait une vraie richesse à avoir des relations avec une génération future.

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