Le militant anti-apartheid Albie Sachs publie en français son journal de prison qui a défié la censure

Albie Sachs est Sud-Africain et cite volontiers Gandhi dans son journal de prison qui paraît ces jours-ci en traduction française. Intitulé en français Notre histoire mérite une fin heureuse, ce livre est un précieux témoignage sur les années de plomb en Afrique du Sud, doublé d’une réflexion sur l’engagement politique, l’écriture et la condition humaine.
RFI: « Notre histoire mérite une fin heureuse » raconte votre détention dans les géôles du régime d’apartheid en Afrique du Sud. Pouvez-vous nous parler de la genèse et de la publication de ce livre ?
Albie Sachs: Il a été publié en 1966, après ma sortie de prison. J’en ai eu l’idée pendant mon incarcération et j’ai commencé à l’écrire en prison. Écrire m’a permis de survivre en prison où j’ai passé plusieurs semaines en isolement total. Je puisais aussi ma force dans mes souvenirs de lecture. Je lisais beaucoup à l’époque, principalement des ouvrages écrits par des prisonniers politiques. J’avais lu le grand livre sur la torture en Algérie, par Henri Alleg, avec une préface superbe de Jean-Paul Sartre. Je connaissais également Écrits sous la potence de Julius Fucik, chef de la résistance contre les nazis à Prague. Son livre avait été en prison et sorti clandestinement avec l’aide des gardiens. Enfin, je découvrais la poésie engagée et révolutionnaire du poète turc Nasim Hikmet, composée elle aussi derrière les barreaux.
Mais rien ne m’avait préparé à l’expérience de l’isolement total. Je n’avais personne à qui parler, j’étais confronté au désoeuvrement qui vous tue à petits feux. Au point que moi qui détestais les interrogatoires par la police, il y avait des jours où j’étais presque heureux de les voir débarquer dans ma cellule pour tenter de m’arracher des informations sur le mouvement révolutionnaire. Quand je m’ennuyais, je chantais. La chanson a toujours beaucoup compté pour moi. J’inventais des chansons que je sifflais ou que je chantais, en changeant parfois les paroles. Quand j’avais épuisé le stock des chansons que je connaissais, je me mettais à faire le tour de ma cellule, comme un tigre en cage. Parfois, j’essayais de me rappeler les noms des États des États-Unis. Les bons jours, j’étais simplement déprimé.
Et puis, soudain, l’idée m’est venue que je pouvais transformer cette souffrance en un livre. J’avais toujours voulu être écrivain. J’aimais la littérature, surtout les romans. Je m’agaçais de constater que les allers et venues des policiers que je ne connaissais même pas rythmaient désormais ma vie : ils m’apportaient à manger, ouvraient et fermaient la porte. Je me levais quand ils entraient, je me rasseyais ou me recouchais quand ils sortaient. C’est eux qui avaient la commande de mon corps et de ses mouvements. Je me suis dit que je pouvais reprendre le contrôle du narratif en racontant mon histoire — et cela m’a donné du courage. Ainsi, lorsque le tribunal a finalement ordonné qu’on me donne du papier, un crayon et l’accès aux livres, cela m’a aidé à mieux accepter mon sort.
Pouviez-vous écrire librement en prison, sachant que tout ce que vous écririez serait minutieusement scruté par des policiers qui avaient tous les droits sur vos écrits comme sur votre personne ?
Je ne pouvais évidemment pas écrire tout ce qui me passait par la tête. rien écrire en détail, car la police surveillait tout ce que j’écrivais. Je me contentais de noter quelques mots pour ne pas oublier. Ce n’est qu’après ma libération — je crois, le troisième jour — que j’ai commencé à écrire véritablement. Mais même en dehors de la prison, je devais écrire en secret, car il était illégal pour moi d’écrire ou de publier quoi que ce soit. C’était également un délit pour quiconque de publier mes écrits, même de les taper à la machine ou simplement d’en posséder un exemplaire.
J’ai donc écrit mon livre presque clandestinement et j’ai fait passer le manuscrit en Angleterre. Mais j’ai ensuite été emprisonné une seconde fois, et cette détention fut plus dure, car j’ai été torturé, notamment par privation de sommeil. Soit dit en passant, le chef de la brigade de police qui m’avait arrêté aimait se vanter d’avoir été formé en Algérie par la police secrète française. Il était très fier des techniques qu’il avait apprises de ses homologues français, et qu’il utilisait pour soutirer des informations aux prisonniers les plus récalcitrants. Après ma libération, comme j’étais très affaibli, j’ai quitté le pays. Quand je suis arrivé en Angleterre, le livre avait déjà été publié.

Les écrits de prison constituent un genre en soi, désigné sous le nom de littérature carcérale. Qu’est-ce qu’il y a à raconter sur la vie carcérale ?
Vous savez, la partie la plus difficile quand on écrit, c’est de savoir comment écrire sur rien. Il ne se passe rien en isolement cellulaire. Il n’y a que vous et vos pensées. Donner une réalité à ce « rien » est une tâche plutôt ardue. Puis je me suis souvenu de Simone de Beauvoir, que je lisais au début des années 1960. Ses livres m’avaient profondément marqué — pas seulement son merveilleux Deuxième Sexe, mais aussi Les Mandarins et ses autres romans.
Elle écrivait sur des militants politiques, mais pas sur leur engagement en tant que tel : elle s’intéressait à leurs personnalités, à leurs contradictions, à leurs interactions avec les autres militants. C’est cela qui m’a donné quelques indications sur comment raconter mon histoire — non pas comme un récit politique de résistance à l’oppression, mais comme une histoire universelle de lutte pour la liberté et contre l’oppression.
Je me souvenais que Simone de Beauvoir disait qu’elle écrivait pour donner un sens à ce qui se passe dans le monde, pour comprendre le monde, pour relier entre elles toutes ces choses disparates et voir comment elles s’articulent. Et c’est avec cette idée en tête que j’ai commencé à écrire The Prison Diary, en essayant de donner un sens à ce qui avait été une expérience si étrange, si bizarre, presque irréelle.
J’ai beaucoup retravaillé le texte final, apporté des corrections, mais lorsque le livre a finalement été publié à Londres, il a reçu un accueil à la fois populaire et critique très favorable. J’étais tellement heureux, je n’arrivais pas à croire que j’étais devenu écrivain.
Vous avez dit que la littérature a joué un rôle important dans votre décision de vous engager dans l’activisme politique que vous avez embrassé à l’âge de 17 ans. Quels livres, quels auteurs vous ont sensibilisé au besoin de vous engager ?
Vous savez, j’ai grandi dans un foyer très politisé — mais ça, c’était mes parents. Moi, j’étais un rêveur. J’aimais la poésie, j’aimais les romans. Pendant mon adolescence, j’ai été influencé par la figure du poète rebelle afrikaner Uys Krige. Ainsi, lorsque ma mère m’a dit — j’étais alors en deuxième année d’université — que Krige allait donner une conférence sur le campus, je me suis empressé de gagner l’amphithéâtre où il devait prendre la parole.
Krige a parlé du poète espagnol Federico García Lorca, traqué par les fascistes et exécuté par un peloton d’exécution à cinq heures de l’après-midi. Il a récité le célèbre poème de Pablo Neruda, « À cinq heures de l’après-midi ». Sa récitation pleine d’émotion m’a permis de relier mes idéaux, ma rêverie, à la lutte pour la liberté qui se déroulait alors en Afrique du Sud. Quelques semaines plus tard, j’ai rejoint le mouvement populaire qui appelait à rejoindre la campagne de résistance contre les lois injustes d’apartheid de 1952. Oui, dans mon cas, on peut dire que c’est la poésie qui m’a conduit à l’activisme.
Vous avez grandi sous le régime d’apartheid fondé sur la discrimination raciale. Qu’est-ce qui vous a protégé contre le fléau du racisme qui était à la fois institutionnel et communautaire en Afrique du Sud?
Je crois que ce sont certainement les attitudes de mes parents envers leurs compatriotes noirs qui m’ont le plus influencé. À Cape Town, où ma mère s’était installée après sa séparation d’avec mon père, elle travaillait comme dactylo pour Moses Kotane, qui était alors le secrétaire général du Parti communiste. Or Moses Kotane n’était pas un juif blanc comme nous, mais un Africain. Je me souviens que, le week-end, ma mère nous disait à mon petit frère et à moi : « Rangez bien votre chambre, l’oncle Moses va arriver. » Elle avait un immense respect et une profonde admiration pour son patron.
J’ai donc grandi dans un monde où il était normal pour une femme blanche d’éprouver du respect et de l’admiration pour un homme noir. Et c’était le monde extérieur qui, lui, était anormal. Pour moi, cela a été la plus grande bénédiction, car de mes parents, je n’ai pas seulement reçu de l’amour et du lait, mais aussi une philosophie de vie progressiste. Mon père, lui aussi, était assez progressiste : en tant que secrétaire général du syndicat des travailleurs de l’habillement, il côtoyait aussi bien des Noirs que des Blancs. Mais je ne faisais pas que marcher dans les pas de mes parents : mon engagement contre l’apartheid et l’oppression reflétait aussi les convictions profondes que je ressentais au plus intime de moi-même.
Peut-on être activiste et rejeter la violence, comme vous l’avez fait ?
Au fond, je suis un pacifiste. Je me suis engagé dans un mouvement de résistance qui, par nécessité, a eu recours à la violence — que je soutenais. Mais moi-même, je n’ai jamais porté d’arme. Je n’ai jamais fait exploser de bombe. En revanche, j’ai été victime d’une bombe placée dans ma voiture par les services de sécurité sud-africains. J’y ai perdu mon bras droit et la vue de mon œil gauche.
Alors que je me rétablissais à Londres, j’ai reçu une lettre qui disait : « Ne t’inquiète pas, camarade Albie. Nous te vengerons. » J’ai alors pensé à Gandhi, qui disait : « Œil pour œil, et le monde entier sera aveugle. » Je me suis demandé : est-ce vraiment le pays que nous voulons construire ? J’ai donc répondu à ceux qui m’avaient écrit que si nous obtenons la liberté en Afrique du Sud, si nous gagnons la démocratie, si nous instaurons l’État de droit — alors ce sera ma « douce vengeance ». Des roses et des lys pousseront de mon bras.
Je crois que la douce vengeance est plus forte que la loi du Talion. La douce vengeance, c’est le triomphe de vos idéaux, de vos valeurs. Elle est affirmative, elle embrasse, elle n’exclut pas. La douce vengeance est devenue le fil conducteur de ma vie depuis l’attentat. Elle m’a permis de me reconstruire après l’attentat — et, d’une certaine manière, elle nous a donné un pays qui s’appelle l’Afrique du Sud.
Qu’est-ce qui vous frappe le plus dans le devenir de l’Afrique du Sud depuis la fin de l’apartheid ?
Ce qui me frappe le plus, c’est que nous y sommes parvenus. Nous avons accompli l’impossible. Peu de personnes croyaient qu’un jour Noirs et Blancs pourraient cohabiter pacifiquement en Afrique du Sud, dans la dignité et l’égalité. Et pourtant, nous avons aujourd’hui une Constitution remarquable. Les élections y sont libres et équitables. La liberté d’expression est garantie. Le président quitte ses fonctions à la fin de son mandat, et aucun jusqu’ici n’a même accompli deux mandats complets. Lorsqu’un parti perd les élections, il cède le pouvoir sans plonger le pays dans des controverses interminables. J’en ressens une immense fierté. Pour moi, c’est là l’un des acquis les plus fondamentaux de notre lutte.
Certes, de nombreux défis demeurent. Le racisme continue d’exister, le chômage persiste, la violence est toujours présente. Les inégalités aussi n’ont pas disparu. De manière générale, les citoyens blancs bénéficient toujours de conditions de vie bien supérieures à celles des citoyens noirs. Ils détiennent une part disproportionnée des terres et des actifs. Environ 10 % de la population possède peut-être entre 50 à 60 % des terres, et près de 70 % de la richesse nationale. Une telle situation ne saurait être justifiée.
Cependant, nous avons un pays. Et nous voyons émerger une nouvelle génération de jeunes incroyablement brillants. Ils nous critiquent, ils attaquent moi et ma génération, affirmant que nous avons trahi nos idéaux. Mais ils le font avec éloquence, panache, humour et passion. Et j’admire profondément leur ardeur.
Ainsi, chaque fois que mon avion atterrit à l’aéroport de Johannesburg, un sentiment de joie m’envahit. Je ressens, au plus profond de moi, que notre pays avance, alors que beaucoup prédisaient un bain de sang racial.
Avez-vous offert votre Journal de prison à Nelson Mandela que vous avez bien connu ?
Vous savez, mon livre était interdit en Afrique du Sud. En conséquence, toute personne qui aurait voulu offrir mon livre aurait été envoyée en prison. J’ai personnellement rencontré Mandela après sa sortie de prison. À ce moment-là, il n’avait pas le temps pour ce genre de délicatesses, et quand il était en prison et qu’il avait le temps de lire, je n’ai pas voulu l’importuner. Mais j’ai beaucoup travaillé avec lui, et ce fut un immense plaisir. Je me suis même opposé à lui lors de la rédaction de la Constitution — ce qu’il n’a pas apprécié. Il était même un peu fâché contre moi.
En réalité, il voulait que tous les garçons et toutes les filles âgés de plus de seize ans aient le droit de vote. Le groupe des rédacteurs de la Constitution, dont je faisais partie, a décidé de suivre la norme internationale pour le droit de vote à dix-huit ans. Comme il avait refusé d’approuver le projet de Constitution, on m’a demandé d’aller voir Mandela pour essayer de le convaincre. Je suis retourné le voir trois fois. A ma dernière visite, exaspéré, il m’a dit: « D’accord, je signe, je vois bien que je n’ai aucun soutien. »
Mais plus tard, il a évoqué cette histoire en public, pour illustrer qu’un président pouvait se tromper — et qu’il s’était lui-même trompé. C’était merveilleux de travailler avec lui, car c’était un dirigeant très avisé, très réfléchi. Pas du tout un chef autoritaire. Pas du genre à dire : « Je suis le président, donc vous devez faire ce que je dis. » C’était un homme à l’écoute, un penseur, et quelqu’un de très collégial dans la prise de décision. C’est la seule fois, sur la question du droit de vote, il s’est entêté, — mais même là, il a fini par céder à nos arguments.
On ne peut pas dire que ce soit tout à fait la façon de fonctionner de ses successeurs !
Je m’interdis de parler des successeurs de Nelson Mandela.
Albie Sachs: 90 ans de luttes, de blessures et d’espoir pour l’Afrique du Sud
À 90 ans, Albie Sachs est une figure majeure de l’histoire contemporaine de l’Afrique du Sud. Avocat, militant infatigable contre l’apartheid, il a participé à la préparation de la Constitution postapartheid et a siégé à la Cour constitutionnelle où il avait été nommé par Nelson Mandela. Activiste de la cause noire dès son plus jeune âge, l’homme a dû payer un très lourd tribut pour ses convictions. En 1963, étudiant en droit, déjà militant contre les lois d’apartheid, il est arrêté et placé à l’isolement dans une prison du Cap.
En 1988, alors qu’il est exilé au Mozambique, il est victime d’un attentat à la voiture piégée, commandité par le gouvernement sud-africain de l’époque, qui lui coûtera son bras droit et l’usage d’un œil. De passage à Paris pour assister à la panthéonisation de son ami Robert Badinter, Albie Sachs a participé au lancement de la traduction française de son journal de prison, publié par les éditions Premier Parallèle.
Notre histoire mérite une fin heureuse. Journal de prison. Afrique du Sud, 1963, par Albie Sachs. Traduit de l’anglais par Cécile Dutheil de la Rochère. Premier Parallèle, 352 pages, 22,90 euros.



