À partir du 1eᣴ août 2026, la loi récemment adoptée par le Parlement français interdisant toute forme de démarchage téléphonique auprès des particuliers entrera en vigueur. Cette mesure devrait avoir un impact direct sur le secteur du Business Process Outsourcing (BPO) à Maurice, avec à la clé, des risques concrets de suppressions d’emplois.
L’interdiction des appels commerciaux, à l’exception de ceux émis avec un consentement explicite et vérifiable, a pour objectif de protéger les consommateurs, lassés d’être harcelés à toute heure par des propositions souvent non sollicitées. Derrière cette volonté légitime de régulation, les répercussions sont considérables, en particulier pour les pays qui vivent en partie du BPO. C’est le cas de Maurice, où les centres d’appel constituent un secteur économique structurant. Comment le pays s’adapte-t-il à cette nouvelle donne ? Réponses avec Eshan Chady, directeur des sites océan Indien d’EUROCRM, un des leaders de la relation client externalisée.
«Chez EUROCRM, le démarchage téléphonique vers les particuliers représente aujourd’hui moins de 25 % de notre activité. Et encore, il ne s’agit pas d’appels «à froid», mais de contacts intentionnistes, c’est-à-dire des prospects qui ont manifesté un intérêt en ligne – via un formulaire sur Google, Facebook ou d’autres plateformes.»
Une précision importante, qui remet en perspective les chiffres. Le démarchage «brut», tel qu’on l’imagine souvent (appels aléatoires et répétitifs), tend à disparaître du modèle de plusieurs entreprises mauriciennes. «À l’échelle du secteur, cela varie. Certains centres en dépendent encore fortement, notamment ceux historiquement positionnés sur la télévente en volume. Pour d’autres, comme nous, c’est déjà une activité en déclin, progressivement remplacée par des services plus qualifiés et plus ciblés.»
🔵Un risque de pertes d’emploi
L’interdiction française n’est pas encore entrée en vigueur, mais ses effets anticipés sont bien réels. Pour les centres qui se reposaient encore majoritairement sur le démarchage sortant, le coup est rude. «L’impact dépendra du niveau de dépendance de chaque structure. Là où le démarchage était central, on peut s’attendre à des pertes de volume importantes, donc potentiellement à des suppressions de postes. Heureusement, la loi entre en vigueur dans un an, ce qui laisse un délai stratégique pour s’adapter», avertit le directeur d’EUROCRM.
Dans la foulée, Eshan Chady martèle un message clair : il ne faut pas attendre le mur. «Ceux qui ont déjà amorcé leur transition auront un net avantage. L’essentiel, c’est de mobiliser les ressources, de favoriser la montée en compétence et de proposer aux équipes des missions alternatives.»
Alors que la pression réglementaire se durcit en Europe, Maurice doit composer avec une double concurrence : d’un côté, la réglementation étrangère, de l’autre, des destinations émergentes à bas coût. «Cette interdiction n’est pas dirigée contre le pays. Elle impacte tous les prestataires travaillant pour le marché français, qu’ils soient en France, en Europe de l’Est, ou en Afrique. Elle ne remet donc pas en cause notre légitimité sur ce marché.»
Mais les défis sont bien réels. «Maurice est devenu moins compétitif qu’avant. Les salaires augmentent rapidement, ce qui nous rend moins attractifs face à des pays comme Madagascar ou certains pays d’Afrique subsaharienne, où les coûts sont plus bas pour une qualité parfois équivalente.»
Malgré cela, Eshan Chady reste confiant : «Maurice garde des avantages compétitifs clés : stabilité politique, main-d’oeuvre plurilingue, qualité de service, expertise sur des missions complexes. Mais il faut désormais miser sur la valeur ajoutée, pas sur le volume.»
🔵Une stratégie d’adaptation déjà enclenchée
Chez EUROCRM, la transformation est déjà bien entamée. Eshan Chady partage les axes majeurs de cette nouvelle stratégie :
- Leads intentionnistes («opt-in») : «Ce sont des contacts de personnes ayant explicitement demandé à être rappelées. C’est conforme à la loi et cela permet de conserver une dynamique commerciale, sans intrusion.»
- Le développement du B2B : «Le démarchage en B2B reste autorisé. C’est un marché porteur et souvent plus qualifié, avec des cycles de vente plus longs mais plus stables.»
- Le renforcement des services de support : «Nous avons augmenté notre volume d’activités dans la relation client, le support technique et l’assistance digitale. Ce sont des missions plus durables, moins cycliques et qui offrent plus de valeur aux employés.»
- Les services partagés («shared services») : «On se tourne aussi vers des prestations d’externalisation de fonctions support : comptabilité, paie, IT… Ce sont des métiers plus techniques, mais plus stables. Ils ouvrent des perspectives de carrière intéressantes.»
∎ Eshan Chady, directeur des sites océan Indien d’EUROCRM.
Une loi jugée déséquilibrée
S’il comprend les motivations du législateur français, Eshan Chady critique la méthode. «Le problème de fond était réel. On ne peut pas ignorer que 97 % des Français rejettent les appels de démarchage. Mais la réponse est, selon moi, trop radicale. Il aurait fallu faire la distinction entre les pratiques abusives et celles qui respectent le consentement explicite. Ce sont surtout les acteurs sérieux, qui appliquent déjà des standards élevés, qui risquent d’être pénalisés.» Selon lui, une solution plus équilibrée aurait été possible : «Renforcer la traçabilité du consentement, multiplier les contrôles, sanctionner les abus. On supprime un canal entier sans aucune nuance. C’est un signal politique plus qu’un cadre intelligent.»
Une concertation jugée insuffisante
Autre point d’achoppement : le manque de dialogue entre les autorités françaises et les acteurs du secteur. «Il y a eu des échanges formels, mais pas de réelle concertation structurée. Une réforme de cette ampleur aurait dû inclure des professionnels du BPO, des plateformes de leads, mais aussi des représentants de consommateurs.»
Pour Eshan Chady, le message envoyé est clair : «On donne l’impression de sacrifier un pan entier de l’économie pour répondre à une pression médiatique. On aurait pu construire une régulation plus ciblée, avec des mécanismes souples et efficaces.»
L’avenir du BPO mauricien entre innovation et montée en gamme
En dépit de ces critiques, Eshan Chady refuse le catastrophisme. Pour lui, le secteur BPO mauricien n’est pas en danger, mais en pleine reconfiguration. «Le centre d’appel traditionnel, tel qu’on l’a connu il y a 10 ou 15 ans, est en voie de disparition – et c’est une bonne chose. Le modèle du « mass calling » n’a plus sa place. Aujourd’hui, nous construisons des centres plus spécialisés, plus agiles, plus respectueux des clients.» Et l’île a les moyens d’y parvenir : «Nos jeunes sont formés, plurilingues, digitalisés. L’infrastructure est solide. Ce qu’il faut, c’est que les entreprises, l’État et les salariés s’engagent ensemble dans cette montée en gamme.»