Historien et intellectuel engagé, Jocelyn Chan Low revient sur l’impact des réseaux sociaux à Maurice, les limites de notre démocratie représentative, le rapport troublé du pays à son histoire et les lacunes de notre système éducatif. Dans cet entretien sans détour, il plaide pour une société plus consciente, critique et connectée à son passé.
Que pensez-vous de l’avènement des réseaux sociaux à Maurice et la critique facile sur Facebook ?
Les réseaux sociaux ont élargi l’espace public donnant aux gens la possibilité de s’exprimer. Avant, les gens le faisaient en privé ou anba laboutik. Ça ne veut pas dire qu’ils ne le faisaient pas, mais c’était restreint aux journalistes ou à la télévision. Aujourd’hui, c’est différent et c’est bien pour le peuple et la démocratie.
Évidemment, il y aura des dérapages et c’est pour ça que sur les pages, par exemple, il y a des modérateurs. C’est vrai qu’à Maurice, il y a des social epidemics. Bann ti zafer fer enn gran tapaz, e sa li kapav fer dimal. Il y a une éducation à faire pour que les étudiants puissent distinguer le vrai du faux. Mais de là dire qu’il faut brimer les réseaux sociaux, non ! Better more freedom than no freedom at all.
Est-ce que tout est bon à dire sur les réseaux sociaux ?
À Maurice, on vit dans une grande hypocrisie. Ce que ce jeune a dit récemment (NdlR: polémique autour des propos de Sarvesh), ce sont des stéréotypes qu’on entend dans tous les foyers. Sauf qu’à Maurice, on a le discours public très poli et un discours privé rempli de haine. Ça démontre quelque chose : cette situation a révélé l’existence d’un tel discours. Est-ce qu’il faut le dire ou pas ? Le fait qu’il l’ait dit peut aider à décrédibiliser ce genre de propos.
Justement en parlant de discours, parlons des 60-0 aux élections. On entend souvent dire que «lepep morisien mouton». Est-ce que ces dernières élections à 60-0 et le fait que le peuple soit descendu dans la rue sept mois après que le gouvernement est au pouvoir pour contester la réforme de la pension, sont le signe d’un réveil et d’une prise de conscience du peuple de sa vraie force? «Lepep nepli mouton»?
Nous sommes dans une démocratie représentative, ce qui veut dire que le peuple a élu un gouvernement et des députés et que le gouvernement reste au pouvoir pendant cinq ans. Dans ce genre de démocratie, le peuple a le pouvoir un seul jour : celui des élections. Apre ki pouvwar li ena ? Laparey leta dan lame Premie minis. Ou kapav fer komie lamars ou anvi, li pa pou bouz desizion enn Premie minis.
En 2020, quand il y avait de grandes marches, certaines personnes remettaient en cause ce type de démocratie et encourageaient à une transition vers une démocratie participative. Il faut aussi se poser la question : le peuple a le pouvoir un jour seulement, mais a-t-il vraiment un choix ou est-ce l’illusion d’un choix ? Selon le dernier sondage Afrobarometer, 81% des Mauriciens ne croient plus dans les partis politiques et se sont détachés des partis traditionnels. La démocratie, en tant que telle, je dirais que vous avez l’illusion d’un choix.
L’histoire contemporaine est-elle toujours taboue à Maurice ?
L’histoire avait une grande présence à l’époque coloniale. C’était un sujet très populaire. D’une part, l’histoire coloniale devait évoluer pour devenir celle de Maurice ; d’autre part, il y a eu une explosion de matières comme la comptabilité (Accounts) ou l’économie qui ont remplacé les matières classiques comme l’histoire. L’histoire, c’est une matière où l’on cherche des renseignements, on analyse des informations, on fait une synthèse et un rapport.
L’histoire a disparu car, dans notre système, on doit rédiger une narration en anglais. Quand un élève n’arrive pas à obtenir suffisamment de crédits en anglais, il va naturellement s’écarter de ce sujet. Résultat : si vous n’étudiez pas l’histoire, vous perdez aussi l’habitude d’écrire. Autre souci : les élèves ne veulent plus lire et pour faire de l’histoire, il faut lire. Avant, l’histoire portait surtout sur l’esclavage et l’engagisme, mais il faut aussi regarder ce que Maurice a réalisé au cours des vingt dernières années. Néanmoins, l’histoire n’a pas su s’imposer comme matière en Upper Secondary.
Il y a une réflexion selon laquelle cela arrangerait les politiciens que le peuple ne soit pas conscient de son histoire, car il serait alors plus vulnérable et facilement manipulable. Tan ki lepep res kouyon, mari bon…
Je pense que c’est des deux côtés, car on a bien avancé sur nos patrimoines. On a créé l’Apravasi Ghat, le Morne Trust Fund, entre autres. Donc, on peut dire que l’histoire de Maurice a été officialisée. En même temps, il est vrai que l’histoire peut s’avérer être une matière dangereuse, tout comme les sciences sociales.
À un moment, sir Seewoosagur Ramgoolam ne voulait pas introduire l’histoire de Maurice dans les écoles, car il disait que ça allait créer beaucoup de divisons. Les blesir-la fini heal avan. Je pense que c’est plus complexe. Il y a une volonté de certains ministres que j’ai rencontrés, mais aussi des réalités pratiques. Comment faire, quand l’élève ne maîtrise pas l’anglais ? N’oubliez pas non plus que nous dépendons de Cambridge.
Que faudrait-il enseigner à l’école pour former des citoyens vraiment éclairés et engagés dans la vie publique ?
Il faudrait enseigner le critical thinking. Malheureusement, le système de tuition (cours particuliers) repose sur le bourrage de crâne. Il y a aussi la philosophie. C’est ainsi qu’on devient critique et qu’on apprend à ne pas accepter n’importe quoi. Deuxièmement, il faut que l’étudiant mauricien sache comment fonctionne le système et qu’il apprenne les rudiments de la Constitution : qu’est-ce que le vote, ou qu’estce qu’un budget ? Cela devait être une matière examinable. L’étudiant doit aussi connaître l’histoire politique du pays et ce qu’on a accompli. Pas seulement l’esclavage ou l’engagisme, sinon on va se renfermer dans le passé.
La société actuelle, de votre point de vue, est-elle dans une bonne direction ?
Partout dans le monde, on parle d’une jeunesse sans repères. D’un point de vue historique, je dirais que la modernisation rapide fait que les anciennes valeurs ont tendance à disparaitre. Les anciennes structures familiales aussi disparaissent. Deuxième chose : le monde est devenu pédocentrique, centré sur l’enfant. Quand à l’époque, on avait 10 enfants, on n’était pas centré sur tous.
Le monde était surtout centré autour de l’ainé. Mais aujourd’hui, c’est centré sur l’enfant même. Paran gat li, donn li tou. Sitan donn li tou, apre ena derapaz. Il y a aussi les droits de l’enfant. Il faut savoir les guider et c’est pour ça que l’éducation est importante, notamment les, valeurs morales. Tout ce qui n’est pas examinable est malheureusement considéré comme insignifiant dans notre système éducatif.