En Tunisie, la mémoire oubliée de la bataille de Bizerte

Entre le 19 et le 23 juillet 1961, la ville de Bizerte, au nord de la Tunisie, a été le théâtre d’affrontements entre militaires français, tunisiens et civils tunisiens à cause de la base navale militaire française sur place que le pays, indépendant depuis 1956, souhaitait récupérer. Dans son documentaire Bizerte, un double crime, la chercheuse Olfa Lamloum revient sur cette bataille, peu évoquée dans la mémoire nationale.

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« C’est un film contre l’oubli. J’ai voulu raconter cette séquence importante de l’histoire de la Tunisie en restituant, avec des témoins qui ont vécu ce crime colonial, ses lieux et ses ressorts », explique Olfa Lamloum chercheuse et présidente du bureau tunisien de l’ONG Legal agenda à Tunis. Durant 2023, elle a interviewé des témoins directs de la bataille de Bizerte. Cette bataille de quatre jours, qui a fait plusieurs milliers de morts, est peu évoquée dans le pays qui commémore surtout l’évacuation finale française en 1963.

En 1961, après des mois de tension diplomatique entre la France et la Tunisie liée à la rétrocession de la base navale de Bizerte – encore sous contrôle français malgré l’Indépendance de la Tunisie acquise en 1956 – des habitants de la ville partent manifester devant la caserne française, proche du centre-ville.

La base navale de Bizerte est un lieu stratégique pour la France, embourbée dans la guerre d’Algérie, mais aussi pour l’Otan, car elle représente la seule base navale située sur la rive sud de la mer Méditerranée. « C’est une base navale stratégique pour la France dans le contexte de la Guerre froide contre le bloc soviétique et de sa guerre coloniale en Algérie » ajoute Olfa Lamloum, « d’où son refus de l’évacuer avant de disposer de l’arme nucléaire et de signer les accords d’Évian avec le FLN ».

Après les manifestations pour exiger le départ des Français, les militaires ouvrent le feu et s’ensuivent quatre jours d’affrontements qui font plusieurs milliers de morts. Jusqu’à 5 000, selon certaines sources tunisiennes, même si le nombre exact n’a jamais été rendu officiel, les corps ayant été enterrés dans des fosses communes au cœur de la ville.

« Nous savons que cela a été un massacre. Le rapport de force militaire était complètement disproportionné, l’armée française a même fait appel à des parachutistes venus d’Annaba en Algérie pour défendre sa présence militaire à Bizerte », explique Olfa Lamloum.

« Il y a eu un double déni »

Aujourd’hui, peu d’écrits ou de récits historiques tunisiens sont disponibles sur cet épisode sanglant de l’histoire de la décolonisation en Tunisie. « Il y a eu un double déni. Du côté français, on a cherché à enterrer un massacre colonial, perpétré sur le sol d’un pays indépendant. Du côté tunisien, le régime de Habib Bourguiba ne voulait pas admettre son erreur d’avoir sous-estimé la riposte française en exigeant l’abandon de la base et en menaçant Paris d’une action militaire. »

À l’époque, le leader de la Tunisie indépendante, Habib Bourguiba, fait de l’évacuation de Bizerte, son fer de lance. Des milliers de jeunes volontaires tunisiens, membres de son parti Néo Destour, manifestent dans plusieurs villes tunisiennes pour réclamer le départ français. Celatandis que la tension monte entre les deux pays à la suite du démarrage de travaux d’agrandissement de la piste d’atterrissage sur la base navale, par les Français.

« Le bilan humain demeure incertain »

Le 19 juillet, la tension est à son comble, avec les bataillons de militaires tunisiens répartis dans la ville et dans des tranchées, creusées au sein de la ville depuis début juillet. Les combats s’ouvrent le lendemain avec une attaque côté tunisien par des grenades explosives et un mitraillage par l’aviation française. Les combats de trois jours à court d’artillerie lourde font énormément de dégâts côté civil puisque les habitants ont manifesté et participé aux combats. La France perd une vingtaine d’hommes. Le bilan officiel tunisien fait état de 630 morts et 1 555 blessés. Mais, selon les témoins et les historiens, il est beaucoup plus élevé. « Le bilan humain demeure incertain, car, comme dans toute répression coloniale, les victimes restent souvent anonymes. Le pouvoir tunisien n’a jamais cherché à établir la vérité sur ce crime et exiger la justice vis-à-vis de la France. C’est pourquoi ce massacre a été éclipsé par la commémoration officielle, le 15 octobre 1961, du retrait de la France de sa Base militaire stratégique. Il y a eu ainsi un double crime autour de cette guerre, à la fois français, mais aussi tunisien », ajoute Olfa Lamloum.

Le personnage central de son film, Mohamed Salah Fliss, frère d’un jeune manifestant tué par des tirs de l’armée française, raconte la bataille, mais aussi l’impunité : il n’a jamais su qui a tué son frère. « Il est allé avec mon père à la manifestation le mercredi 19 juillet 1961 à la Pêcherie. Il était parmi ceux qui ont tenté de forcer le portail de la caserne. Alors qu’ils poussaient la porte, les soldats français ont ouvert le feu sur les manifestants. Mon frère a été blessé, une balle lui a perforé les intestins », raconte-t-il dans le film. Leur mère n’a jamais pu se remettre de cette mort et a sombré dans la folie.

Olfa Lamloum a choisi Mohamed Salah Fliss comme personnage principal, car il est un « héros moral » : « C’est-à-dire, un témoin qui a documenté cette guerre, a lutté pour la démocratie en Tunisie et a toujours été dans une quête de justice offrant par son combat et sa ténacité un autre regard sur notre histoire. » Un regard sur l’histoire, mais aussi une fenêtre pour les nouvelles générations qui ont découvert, via la projection du film à Bizerte, cette mémoire oubliée.

Du mal à accéder à certaines archives militaires

Selon le témoignage d’un ancien militaire dans le documentaire, l’histoire de cette guerre n’est même pas un sujet lors des études militaires en Tunisie. Revenir sur cette histoire s’inscrit aussi dans une actualité, celle de la réappropriation des récits sur la colonisation. « Face au génocide en cours à Gaza, la question coloniale est devenue centrale pour les pays du Sud global, explique Olfa Lamloum. Il est à mon sens essentiel de rappeler la violence de la colonisation et de la décolonisation, de revisiter les lieux de ces crimes et donner la parole à ses témoins parce que ces crimes aujourd’hui, comme hier, sont le produit d’un système d’impunité. ».

Cette réappropriation de l’histoire permet de lutter contre cette impunité et d’ouvrir des brèches face à des pans entiers qui n’ont pas été suffisamment étudiés. Cela même si Olfa Lamloum dit avoir eu du mal à accéder aux archives militaires filmiques côté français, « payantes et en devises, ce qui est d’autant plus difficile d’accès pour les Tunisiens ». Pour elle, un autre pas vers la reconnaissance de ce déni de mémoire dans la colonisation reste la déclassification complète et l’accessibilité des archives.

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