Djibouti: trente ans après, la vérité sur la mort du juge Borrel face au secret défense

Des assassinats de magistrats français depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, il n’y en a eu que trois. Le juge Renaud le 3 juillet 1975 à Lyon, le juge Michel le 21 octobre 1981 à Marseille, et le juge Borrel le 18 octobre 1995 à Djibouti. Et c’est sans doute ce dernier crime qui reste le plus mystérieux. Trente ans après, le mobile reste incertain et personne n’est mis en examen. Va-t-on vers un non-lieu ? Pour Élisabeth Borrel, la veuve du juge assassiné, qui est elle-même magistrate – aujourd’hui à la retraite – et pour ses deux fils, il n’en est pas question.  « Le dossier criminel est au point mort, mais il est toujours en cours », précise cette veuve courage, qui a déjà remporté une victoire capitale.

Publié le : Modifié le :

7 min Temps de lecture

Jusqu’en 2007, la justice française privilégiait l’hypothèse d’un suicide de ce magistrat de 40 ans, dont le corps calciné avait été retrouvé dans un ravin à 80 km de la ville de Djibouti. Et cette thèse de l’immolation par le feu arrangeait bien les deux États, la France et la République de Djibouti. Mais en juin 2007, le procureur de la République de Paris a enfin reconnu par communiqué qu’il s’agissait d’un « acte criminel ». Et en juillet 2017, de nouvelles expertises judiciaires sont venu accréditer la thèse du meurtre. Le rapport d’un collège d’experts a noté que « les fractures du crâne et de l’avant-bras gauche ne sont pas d’origine thermique et sont compatibles avec des coups portés par un tiers ». En clair, le juge a été tué, puis son corps a été déplacé jusque dans ce ravin où on y a mis le feu.

À lire aussiMort du juge Borrel à Djibouti: un rapport accrédite la thèse d’un assassinat

« J’ai réussi à faire reconnaître l’assassinat, je veux désormais en connaître le mobile, ses auteurs et ses commanditaires », lâche alors Élisabeth Borrel. Des pistes, il y en a au moins deux. À Djibouti, Bernard Borrel était coopérant au ministère djiboutien de la Justice. Il est possible qu’il ait eu connaissance de certaines complicités dans l’attentat terroriste du Café de Paris, qui avait fait un mort – un enfant français de 9 ans – le 27 septembre 1990 dans la capitale djiboutienne. Il se peut aussi qu’il se soit intéressé à un trafic d’uranium enrichi de qualité militaire à destination d’un pays du Moyen-Orient, car on a retrouvé dans ses papiers une note manuscrite sur laquelle étaient listés des noms de produits entrant dans la production de cet uranium. Autre indice, quelques heures avant sa mort, le juge avait retiré en liquide la somme de 50 000 francs français [7600 euros], qu’il avait laissée ensuite à son domicile. Faisait-il l’objet d’un chantage ? Ou voulait-il acheter un échantillon de ce produit ultra-sensible ? Le mystère demeure.

« C’est une question franco-française », déclare le président djiboutien

En janvier 2000, l’affaire a pris un tour très politique quand un ex-officier de sécurité djiboutien, Mohamed Saleh Alhoumekani, s’est enfui en Belgique et a accusé Ismaïl Omar Guelleh (IOG), qui était en octobre 1995 le chef de cabinet du président Hassan Gouled Aptidon, d’avoir échangé avec plusieurs sécurocrates du régime dans les jardins du palais présidentiel djiboutien le jour même où le corps de Bernard Borrel a été découvert. Selon ce transfuge du pouvoir djiboutien, l’un des interlocuteurs d’IOG aurait déclaré : « Le juge fouineur est mort et il n’y a plus de traces. »

 IOG qui, entretemps, en mai 1999, était devenu président de la République, a alors apporté un démenti catégorique. « C’est de la pure affabulation », a précisé l’un de ses proches. Et depuis ce témoignage à charge, le Président djiboutien nie toute implication de son pays et de lui-même dans la disparition du magistrat français. « C’est une question franco-française. Les Djiboutiens n’ont strictement rien à voir là-dedans. C’est eux [les juges français] qui disent qu’il [Bernard Borrel] a été assassiné. Qu’ils le prouvent ! Ils le prouvent, ils recherchent les auteurs, ils les arrêtent et puis c’est tout », a-t-il encore déclaré en février 2019 sur France 24. 

Une affaire qui embarrasse Djibouti comme la France

Ce qui est sûr, c’est que, depuis trente ans, cette affaire criminelle embarrasse au plus haut point les autorités de Djibouti et de Paris. Ce n’est pas étonnant quand on sait que Djibouti est un partenaire stratégique de Paris et que plusieurs milliers de soldats français y stationnent. C’est aujourd’hui, avec Libreville, la dernière base militaire française en Afrique. Côté djiboutien, dès 2005, le pouvoir demande à la France de ne plus prendre en charge les frais de justice des proches du juge défunt. Sinon, « cela voudrait dire que le gouvernement français approuve et appuie leur action déstabilisante », précise l’ambassadeur de France à Djibouti dans le télégramme diplomatique qu’il envoie au Quai d’Orsay pour rendre compte de la requête de l’État djiboutien.

Côté français, les anomalies judiciaires se multiplient. En octobre 1995, quand le corps du juge est rapatrié en France, la justice « oublie » de pratiquer une autopsie. Incroyable ! Elle ne sera faite qu’un an plus tard. Et en 2014, les scellés du dossier – les ADN de ceux qui ont porté le corps du juge, etc. – sont détruits par erreur. Encore plus incroyable ! En mars 2020, logiquement, le tribunal judiciaire de Paris reconnaît l’État français coupable de fautes graves pour deux dysfonctionnements majeurs dans ses services de justice.  

« Je veux connaitre la vérité », demande la veuve du juge Borrel

Trente ans après, où en est-on ? À Djibouti, Ismaïl Omar Guelleh (IOG), 77 ans, est toujours au pouvoir. Se représentera-t-il en avril 2026 pour un sixième mandat ? Sa candidature nécessiterait au préalable une révision de la Constitution (la limite d’âge pour se présenter est de 75 ans). IOG laisse planer le doute. À la question de Jeune Afrique, « serez-vous candidat ? », il a répondu en mai dernier : « Tout ce que je peux vous dire, c’est que j’aime trop mon pays pour l’embarquer dans une aventure irresponsable et pour être la cause de divisions ». Côté judiciaire, il reste un espoir : la levée du secret-défense. Depuis 1995, les documents des services de renseignement français sur cette affaire criminelle ne sont livrés à la justice qu’au compte-gouttes. En novembre 2018, l’un des juges instructeurs français, Cyril Paquaux, s’est franchement agacé. Il a écrit au ministre français de l’Intérieur : « Je tiens à souligner que le caviardage opéré sur un très grand nombre [de documents déclassifiés] les rend totalement inexploitables ». Sous-entendu : « Arrêtez de faire semblant de lever le secret défense, faites-le pour de bon ».

Le veuve du juge Borrel, Élisabeth Borrel (au c.), entourée de ses avocats lors d'une conférence de presse, le 13 juin 2007.
Le veuve du juge Borrel, Élisabeth Borrel (au c.), entourée de ses avocats lors d’une conférence de presse, le 13 juin 2007. AFP – MIGUEL MEDINA

Avec le collectif « Secret défense, un enjeu démocratique », auquel appartient aussi l’Association des amis de Ghislaine Dupont et Claude Verlon, les deux reporters de RFI assassinés au Mali le 2 novembre 2013, Élisabeth Borrel demande que toutes les pièces classifiées soient envoyées au juge instructeur. Cette femme courageuse ajoute : « Je veux juste les noms, je veux connaitre la vérité. C’est quand même fou que l’on ne puisse pas dire à la victime ce qui a eu lieu, quitte à ce que je sois moi-même tenue au secret-défense » (Ouest France, le 18 octobre 2021).

Qu’est-ce que Djibouti et Paris ont à cacher ? Quel est ce secret qu’Ismaïl Omar Guelleh et Emmanuel Macron gardent jalousement ? Inévitablement, le refus de la clarté entretient le soupçon.

source

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Scroll to top
Close