Carine Bahanag : l’humour noir pour briser le silence sur les violences parentales

Interview Carine Bahanag

Autrice franco-camerounaise et artiste féministe engagée, Carine Bahanag dévoile les coulisses de sa BD « Survivre à un Parent Toxique et Violent ». Entre humour noir salvateur et témoignage poignant, elle déconstruit le silence complice qui entoure les violences intrafamiliales. Un récit universel porté par une « petite fille » sans nom, miroir des enfants victimes dans le monde, qui transforme les mécanismes de survie en manuel de développement personnel grinçant. Rencontre avec une survivante qui a choisi l’art comme résistance.

Vous avez choisi de traiter un sujet extrêmement lourd avec humour noir et satire. Comment avez-vous trouvé cet équilibre délicat entre la gravité du trauma et la dérision, sans minimiser la souffrance des victimes ?

Carine Bahanag : L’humour est un puissant outil de médiation. C’était le moyen le plus efficace et approprié pour moi d’aborder le sujet de façon accessible pour des personnes survivantes. Je voulais parler, à partir de mon expérience, de la façon dont les enfants ressentent les violences chroniques dans le cadre de la famille, comment cela affecte leur développement émotionnel. Je voulais aussi parler du décalage entre l’épuisement et la souffrance liés aux stratégies de survie qui persistent à l’âge adulte et la perception de la société sur les stratégies de fonctionnement. Pendant pratiquement toute ma vie, j’ai entendu des gens me féliciter pour ma force et ma capacité à trouver des solutions et à être intimidé.e.s par l’image du robot que je renvoyais.

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Et pendant tout ce temps, j’y ai moi même cru. Je ne réalisais pas ce que ça me coûtait, je n’avais connu que ça. Il m’a fallu deux burn-out pour enfin comprendre le poids de ce rôle de “femme indestructible” et l’isolement dans lequel il me plongait. Mais même là, mon entourage entendait très difficilement que j’étais à bout dans les espaces professionnels et académiques (je faisais ma thèse en anthropologie de la danse). Pendant la thérapie qui a fait naître ce projet, c’est ce décalage qui m’a sauté aux yeux, entre la société qui regarde à côté lorsque les violences se produisent, la société qui ignore les témoignages de souffrance des victimes et pourtant qui applaudit avec énergie la résilience de celles et ceux qui survivent sans trop laisser paraître leur souffrance, presque comme si ces souffrances étaient même un outil de formation de choix à la vie.

Il m’a donc semblé évident qu’une parodie de méthode de développement personnel de style « how to » qui pose toute la responsabilité de la “guérison miraculeuse” sur l’enfant/la victime et non sur la société ou le parent violent. Cela m’a semblé être le moyen le plus efficace pour que les gens comprennent tout ce qui se passe dans la tête d’un enfant qui se rend compte qu’il doit « survivre » à au moins un de ses parents, dans son espace de vie au quotidien, et comment cela continue une fois adulte. Je voulais également que l’absurdité de ce décalage laisse transparaître tout ce que le contexte de violence enlève à l’expérience de l’enfance et qui ne sera jamais retrouvé.

Mais j’ai été longtemps fébrile sur le ton de cet humour, qu’il reste approprié, mais permet l’entrée dans ce sujet difficile, traumatique et réflexif.

Le personnage principal est simplement nommé « la petite fille » – un choix qui semble la rendre universelle. Cette absence de prénom était-elle une façon de permettre à chaque lecteur·rice de s’identifier, ou y avait-il une autre symbolique derrière cette décision ?

Carine Bahanag : Il y’a plusieurs raisons à cela.

La première, c’est bien un reflet du caractère global qui touche ces problématiques. En effet, selon l’OMS, sur les 8 milliards d’êtres humains qui peuplent la terre, près de d’un milliard d’enfants entre 02 et 17 ans subissent chaque années des violences.

La seconde vient du fait que les enfants ne se rendent pas toujours compte du caractère « anormal » des violences si cela a toujours fait partie de leur vie. C’est une sorte de normalité difficile à vivre. Par contre, le corps et l’esprit réagissent de façon évidente à ce contexte d’agression d’absence de sécurité. L’une des réactions qui revient souvent c’est la dissociation, la dépersonnalisation, et la déréalisation. Dans mon souci de retranscrire ces états tels que je les vivais, sans utiliser des termes de psychologie, je dirais que je n’étais pas toujours sûre d’être une “vraie personne” ou en l’occurrence, pas une “vraie petite fille”, d’être réelle, et parfois même, j’avais la conviction d’être le seul élément à ne pas l’être.

Parent toxique de Carine Bahanag
Parent toxique de Carine Bahanag

Il n’était donc pas nécessaire de donner un nom à ce personnage, une identité propre différent des caractéristiques communes de “petite fille”. Maintenant, dans sa description et son apparence, il était important qu’elle soit une petite fille noire et que le contexte du récit soit africain, voire camerounais. Et c’est en cela que je salue le travail immense de Nade qui a produit le concept Art en 2022, et de Karamba Dramé qui a réalisé les illustrations et la couleur avec une adéquation qui m’a particulièrement touchée.

Par ailleurs, il n’y a pas que la petite fille qui n’ait pas d’identité plus précise. Le parent violent s’appelle PTV = Parent Toxique et Violent.

Vous parlez de « 30 astuces et enseignements improbables » – pouvez-vous nous donner quelques exemples de ces stratégies de survie imaginaires que déploie votre héroïne, et comment elles reflètent les mécanismes de défense réels des enfants maltraités ?

Carine Bahanag : Je vais vous en présenter deux parmi celles que je mentionne dans le roman graphique, et en respectant le principe du projet qui était de ne pas utiliser les mots de la psychologie, mais présenter les ressentis du point de vue de l’enfant :

  • Avoir toujours une vue complète de la pièce dans laquelle on se trouve, pour identifier l’issue la plus proche, et envisager tous les autres coins où se cacher, avec éventuellement un outil qui sert de bouclier.
  • Développer son imagination et sa créativité pour transformer une réalité horrible en alternative de réalité vivable et acceptable.

Vous évoquez la frontière floue entre « punitions socialement acceptables » et violences. Comment votre BD aborde-t-elle cette zone grise, particulièrement dans des contextes culturels où certaines formes de violence éducative restent normalisées ?

Carine Bahanag : Je me suis rendue compte que la frontière entre punition parentale acceptable et torture était totalement dépendante de la subjectivité de la personne qui l’inflige, tout comme les droits de l’enfant en tant qu’être humain.

La fébrilité qui a suivi la production de ce texte m’a poussée vers une vague de relectures auprès de personnes proches, de profils, d’origines, de religion, de genre divers. Sur 59 personnes qui ont reçu le texte, 51 personnes m’ont fait un retour sous forme de témoignage de violences subies dans leur famille. Un grand nombre n’avait pas posé le mot violence sur les évènements répétés, parce que c’était leur normalité, et c’était instauré par les personnes responsables d’elleux. Et ce que j’ai entendu dans les récits m’a glacé le sang. Le niveau de violence subie par les personnes au sein de leurs familles, et ce devant des témoins de la famille, les voisins, les collègues, m’a choquée. J’avais toujours pensé faire partie de la minorité d’enfants grandissant dans la violence, mais je me suis rendue qu’il y avait de fortes chances que ce soit l’inverse. Mais tout le monde fermait les yeux et acceptait la légitimité d’un parent à infliger des violences à leurs enfants.

Le droit à être parent prime clairement sur le droit des enfants à vivre en sécurité, comme si les enfants étaient moins humains que leurs parents violents.

En France, selon le « plan de lutte contre les violences faites aux enfants 2023-2027 » du gouvernement français :
● Un.e enfant.e meurt chaque semaine sous les coups de ses parents.
● En 2022, le 119 a traité 40 334 de cas d’enfants en danger ou en risque de danger.
Chaque année,
● 160 000 enfants sont victimes de violences sexuelles dont 77 % dans le cadre de la famille.
● Les enfant.e.s en situation de handicap ont 2,9 fois plus de risque de subir des violences sexuelles.

L’Aide Sociale à l’Enfance n’est pas une machine qui protège les enfants, on le voit à la parole d’ancien.ne.s enfants placés qui parfois y subissent plus de violences que dans le foyer d’origine. En tant que société contemporaine, on doit absolument y faire face, et trouver un moyen d’entendre et protéger les enfants.

De « Mulatako », votre BD de science-fiction féministe inspirée des croyances Sawa du Cameroun, à cette nouvelle œuvre sur les violences parentales, on retrouve une volonté de donner voix aux invisibles. Comment votre double culture franco-camerounaise et votre engagement féministe africain influencent-ils votre façon d’aborder les traumas et la résilience ?

Carine Bahanag : Tous mes projets ont une essence politique et répondent à une violence systémique qui touche, limite ou agresse une partie de mon identité, mon vécu ou mon expérience.

En tant qu’artiste féministe noire d’origine africaine vivant en France, je l’ai fait pour répondre à la petite fille qui plus jeune n’était pas sûre d’être une vraie personne, et qui désormais prend la parole pour elle-même et pour toustes les personnes qui se retrouvent dans ce récit, mais qui ne se sentent pas toujours représenté(e)s dans les récits dominants.

Vous travaillez actuellement sur un roman graphique sur la participation des femmes camerounaises à la guerre d’indépendance, et vous avez publié « La plainte » sur les masculinités au Cameroun. Comment ces différents projets dialoguent-ils entre eux pour dresser un portrait complexe des violences systémiques, qu’elles soient coloniales, genrées ou familiales ?

Carine Bahanag : Tous ces projets portent un bout de ce que je suis : une résistance.
J’en parle en détail dans cet article Se réinventer ou s’avouer vaincu.e ?

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