Historienne et politologue, Françoise Vergès (1) est spécialiste de l’histoire de l’esclavage et des décolonisations, elle a publié de nombreux ouvrages et articles sur les mémoires de l’esclavage, la psychiatrie coloniale, Frantz Fanon, Aimé Césaire, l’économie de prédation et la globalisation, le musée postcolonial et les processus de créolisation dans les mondes de l’océan Indien. À l’occasion du centenaire de Frantz Fanon, elle revient au micro de RFI sur l’œuvre militante et radicale de l’intellectuel martiniquais et sur sa contribution incontournable à la critique du colonialisme et du racisme.
RFI : Frantz Fanon aurait eu 100 ans ce 20 juillet. Mort d’une leucémie en 1961 à l’âge de 36 ans, il a laissé derrière lui une œuvre majeure, composée de quatre essais et de nombreux articles. Cette œuvre « continue de nous interpeler, pour ses intuitions extraordinaires concernant l’action révolutionnaire et ses avertissements quant aux pièges du nationalisme et de la libération national », écrit son biographe, Adam Shatz. Qui était Frantz Fanon ?
Françoise Vergès : C’était un homme noir, né en 1925, à la Martinique, qui à l’époque était encore une colonie française. Issu de l’esclavage, il a grandi dans une famille appartenant à la petite bourgeoisie noire. Spectateur et victime du racisme colonial dès son plus jeune âge, il n’a eu de cesse de se demander ce que cela signifiait d’être noir dans un monde qui assigne l’homme noir à la couleur de sa peau. Sa quête l’a conduit vers des études psychiatriques, avec la promesse de comprendre à travers l’exploration de l’inconscient les conséquences psychologiques de l’oppression coloniale. Fanon restera passionné par la question de l’inconscient jusqu’au bout.
L’homme était aussi un révolutionnaire qui avait épousé la cause algérienne et a exercé sa profession de médecin-psychiatre en Algérie pendant quatre ans, de 1953 à 1957. C’est cette expérience qui a forgé son anticolonialisme et l’a conduit à se rapprocher du mouvement de la résistance algérienne contre la puissance coloniale française. Sa réflexion sur le colonialisme, qui avait commencé alors qu’il était encore à la Martinique, s’inscrit dans la lignée d’Aimé Césaire, mais aussi dans celle du Franco-Tunisien Albert Memmi, qui posaient déjà la question de la décolonisation des esprits. Dans ce sens, Fanon est aussi l’ancêtre des études décoloniales.
Comment avez-vous découvert la pensée et l’œuvre de Fanon ?
Je viens d’une famille de militants anticolonialistes communistes de l’île de la Réunion. Donc évidemment, Aimé Césaire, Frantz Fanon, Nkrumah… sont des noms que j’entendais chez moi quasi-quotidiennement. Par ailleurs, comme mon oncle Jacques Vergès fut l’avocat des nationalistes algériens, j’entendais parler aussi régulièrement de la guerre d’Algérie dans les réunions familiales. Enfin, comme mes parents étaient de très grands lecteurs, à la fois de littérature et d’essais, la maison était remplie de livres. J’ai donc beaucoup lu dans mon adolescence. Je savais le nom de Franz Fanon avant de le lire. Je l’ai lu ensuite dans les années 1970, lorsque j’ai passé deux ans en Algérie. En Algérie, on m’a évidemment parlé de Fanon. Pendant ce séjour algérien, j’ai fait aussi la connaissance de son épouse, Josie. J’étais alors très jeune. On peut dire que Frantz Fanon, sa pensée, ses combats ont fait partie du monde familier au sein duquel j’ai grandi.

Fanon fut un auteur prolifique, particulièrement connu pour ses ouvrages Peau noire, masques blancs (1953), L’An V de la révolution algérienne (1959) et Les Damnés de la Terre (1961) et encore Pour la révolution africaine (1964), devenus des manuels de référence sur la colonisation et ses conséquences psychiques et sociales. Qu’est-ce qui fait, selon vous, l’originalité des travaux de Fanon sur la domination coloniale ?
Il y a plusieurs choses. Il y a tout d’abord son approche. En tant que psychiatre, il était intéressé par la question psychique, c’est-à-dire par ce que le racisme et le colonialisme font au psychisme des gens, autrement dit par les maladies mentales que la situation coloniale entraîne. L’autre aspect important de son oeuvre qu’il faut souligner, c’est la force de son écriture. Il s’agit d’une « écriture bricolée », à mi-chemin entre littérature, poésie, philosophie, journalisme, analyse sociologique et universitaire. C’est une œuvre dense qui couvre des sujets aussi divers que la violence coloniale, la question de l’émergence de la bourgeoisie nationale dans Les Damnés de la Terre, la problématique de l’aliénation dans Peau noire et masques blancs.
Ce qui est peut-être particulièrement novateur dans les écrits de Fanon, comme l’ont écrit de nombreux spécialistes, c’est le brouillage des frontières entre médecine et politique. On voit à l’œuvre cette approche dès son premier livre Peau noire, masques blancs, qui est né des travaux de sa thèse universitaire refusée. Peut-on dire que Fanon a été le premier à aborder la question du dysfonctionnement psychique des colonisés comme résultat de la domination coloniale ?
Les sociologues anglophones avaient déjà parlé des conditions identitaires sous la domination coloniale, mais peu de travaux existaient sur cet aspect dans le monde francophone. Dans les années 1950-60, on a vu des sociologues s’intéresser aux conséquences psychologiques de la domination coloniale, avec l’entrée en scène des écrivains comme Albert Memmi, l’auteur du Portrait du colonisé, précédé du Portrait du colonisateur, paru en 1957, ou encore l’ethnologue et psychanalyste Octave Mannoni dont les thèses culturalistes sur la psychologie de la colonisation, ont été critiquées par Aimé Césaire, puis par Fanon lui-même.
En effet, l’intérêt pour ce que la colonisation fait à la santé mentale des victimes n’était pas totalement nouveau. Parallèlement aux études sur la colonisation sous l’angle de l’exploitation des corps, ou sous celui de la dépossession ou des vols des terres, des sociologues ont aussi essayé de comprendre comment les colonisateurs cherchaient à casser les peuples colonisés psychiquement, en leur imposant leurs cultures, leurs religions, leurs langues. Cette approche psychique des effets de la colonisation s’inscrit dans un mouvement général de contestation de la psychiatrie punitive qui refusait de prendre en compte les causes sociales des dysfonctionnements, qui a prospéré après la guerre. Ce que les travaux de Fanon met en lumière, c’est qu’il y a aussi des causes raciales à ces dysfonctionnements.

En 1953, ses études médicales terminées, Fanon est nommé à l’hôpital de Blida-Joinville, à une cinquantaine de kilomètres d’Alger. Pendant les quatre années qu’il va séjourner en Algérie, il partage sa vie entre son travail en asile psychiatrique et son engagement politique envers le FLN. Peut-on dire que ce séjour algérien pendant les années fatidiques de la guerre d’indépendance a participé à la radicalisation de la pensée de Fanon sur la domination coloniale ?
Le processus avait commencé avant, comme en témoignent les premiers écrits de Fanon. En novembre 1953, lorsqu’il prend ses fonctions à l’hôpital psychiatrique de Blida-Joinville, il avait déjà publié son livre Peau noire, masques blancs. Dans son tout premier article, « Le syndrome nord-africain » paru dans la revue Esprit en 1952, il avait dénoncé les médecins métropolitains qui avaient pris l’habitude de ne pas prendre au sérieux leurs patients nord-africains qui venaient leur exposer leurs problèmes psychiques. Dans cet article, Fanon avait établi le constat que les pathologies psychologiques des immigrés étaient réelles, et qu’elles étaient liées à la situation de domination dans laquelle ils vivaient et pas nécessairement à une lésion matérielle objectivable.
Les premiers écrits de Fanon étaient par ailleurs marqués par la formation progressiste qu’il avait reçue pendant les quinze mois d’internat effectué à l’hôpital français de Saint-Alban en 1952. Dirigé par le médecin catalan François Tosquelles, cet hôpital était connu comme le « haut lieu de la recherche thérapeutique en psychiatrie ». On y refusait l’approche dominante consistant à mettre en asile ou à incarcérer les malades mentaux et formait les étudiants à des thérapies alternatives, moins déshumanisantes.
C’est avec ces acquis que Fanon a débarqué en 1953 à Alger, qui était à l’époque la grande capitale de la psychiatrie coloniale. Dans l’histoire de la colonisation, la psychiatrie a accompagné l’aventure coloniale, voire l’a justifiée en expliquant pourquoi la colonisation était une bonne chose, par exemple parce que les colonisés étaient de grands enfants, qui n’avaient pas de notion du père ! Cette psychiatrie institutionnelle était fondée sur des théories aussi racistes que coloniales.
À l’hôpital de Blida, Fanon voulait appliquer les méthodes qu’il avait apprises à Saint-Alban, en les adaptant à l’environnement local. Il a été rejoint par des jeunes psychiatres issus de la communauté des pieds-noirs, qui étaient pour l’indépendance de l’Algérie. Avec son équipe, il tenta de transformer la vie des malades, dont beaucoup avaient été résistants et avaient subi des tortures aux mains des militaires français. Son équipe soignait les traumatismes psychologiques causés par la guerre, mais aussi les dégâts identitaires entraînés par un régime colonial brutal.
C’est dans ce milieu hospitalier, en travaillant à la fois avec des tortionnaires et leurs victimes qu’il se rend compte combien la violence était omniprésente et totale en système colonial. Cette prise de conscience de la consubstantialité de la violence d’oppression et de la violence de libération le conduit en 1956 à démissionner de son poste parce qu’il voit qu’il ne pouvait pas exercer correctement son métier de psychiatre qui consiste justement, comme il l’a dit, de réintégrer l’homme dans la société. Expulsé de l’Algérie, il a rejoint Tunis, où il s’engage pleinement dans la résistance algérienne contre la colonisation.
Son engagement militant n’empêchera pas Fanon de continuer à écrire et de publier. En 1959, paraît L’An V de la Révolution algérienne et en 1961, un an avant sa mort, l’opus magnum du Martiniquais : Les Damnés de la Terre, considéré comme un texte essentiel par les mouvements de libération à travers le monde. Comment s’explique la célébrité de cet ouvrage ?
Le livre paraît au moment où la guerre de résistance algérienne est à son apogée. Cette guerre avait enflammé les imaginaires à cause de la justesse de la cause et sans doute aussi à cause du fossé – visible à tous – entre la puissance militaire du colonisateur français et les miséreux fellaghas algériens armés de quelques explosifs et de leurs convictions et courage. La préface de Sartre, qui était l’intellectuel français le plus écouté et le plus influent de l’époque, n’était sans doute pas étrangère à l’intérêt que le livre a suscité.
Moi aussi, j’ai découvert la pensée de Fanon par le biais des Damnés de la Terre. J’ai été fascinée, moins par la préface de Sartre dont je n’étais pas une grande admiratrice à l’époque, mais par la démonstration que Fanon fait dans ce livre de la légitimité de la violence du colonisé confronté à la répression et les brutalités de l’occupant. Ce livre, tout comme L’An V de la Révolution algérienne qui l’a précédé, ont tous les deux quelque chose de visionnaire. L’auteur y brosse avec une grande lucidité les contours du monde décolonisé à venir et la transformation des élites nationalistes en une classe d’exploiteurs semblables à celle qu’elles ont écartée pendant la lutte pour l’indépendance.
Dans une tribune que vous avez publiée récemment dans les colonnes du quotidien communiste L’Humanité, vous appelez à une relecture de l’oeuvre de Fanon. Cinquante ans après la mort de Fanon, ses écrits et ses intuitions demeurent-elles toujours pertinentes ?
C’est une œuvre qui reste plus actuelle que jamais. Fanon était l’un des rares penseurs à conceptualiser la spécificité du colonialisme de peuplement qu’il qualifiait de « tendanciellement génocidaire ». Ce qu’on appelle « colonisation de peuplement », c’est d’arriver dans un pays et de dire que ce pays est à moi et que les gens qui y habitent seront soit massacrés, transférés ou marginalisés sur leur propre terre en se faisant exploiter ou esclavagiser. C’est ce qui s’est passé aux États-Unis, en Australie et c’est ce qui se passe aujourd’hui en Palestine. Le génocide auquel on assiste à Gaza s’inscrit dans cette logique d’extermination qui a été analysée avec force et clarté par Fanon dans ses livres. Ce dernier a montré qu’il ne pouvait y avoir colonisation sans violence et massacres. Tout au long de ses écrits, Fanon pose des questions dérangeantes, qui font étrangement écho à nos maux contemporains de régression démocratique, d’aliénation psychique, de montée des inégalités. Il faut relire Fanon car il y a encore beaucoup de batailles inachevées.
- (1) Son dernier livre paru en français : Programme de désordre absolu : décoloniser le musée. La Fabrique éditions, mars 2023, 256 pages, 15 euros.