Quand on pense artiste, on pense création, espace, liberté, égalité. Or, quand on est femme, l’égalité de traitement n’est pas toujours au rendez-vous dans tous les secteurs et même dans les industries culturelles et créatives (ICC), comme cela a été démontré lors de la Rencontre-Action organisée, à la fin du mois dernier, par la Commission de l’Océan Indien, avec le concours de l’Agence française de développement.
Une de celles qui y était présente et qui porte haut la voix des femmes est la chanteuse et productrice comorienne Maliha Mohamed, dont le nom de scène est Malha. Pour ceux qui n’auraient pas assisté à la table ronde où elle figurait, voici son histoire.
Malha, qui vit à Moroni avec son mari Lee Nossent, producteur, est née aux Comores d’un papa comorien aux origines yéménites et d’une maman comorienne aux origines malgaches. Sa fratrie comprend huit enfants. Elle grandit dans un univers musical car son frère et ses soeurs aînées faisaient de la musique. Elle commence d’ailleurs à chanter très tôt. Dans une interview accordée à RFI en janvier dernier, elle disait qu’elle a commencé à chanter à l’école puis dans le quartier.
Elle n’a que sept ans lorsque ses parents meurent. Elle ne s’étend pas sur les circonstances de ce décès qui la rend orpheline avec l’express. Elle se contente de dire que la musique a été sa bouée de sauvetage. «C’est à partir du moment où j’ai perdu mes parents que je m’y suis vraiment attachée. Mon frère, de deux ans mon aîné, qui était déjà dans la musique, m’a beaucoup soutenue. La musique a été une véritable échappatoire pendant les moments les plus difficiles de ma vie.»
Et il y en a eu. Elle est victime de harcèlement sexuel et d’injustices non seulement à l’école coranique qu’elle fréquente mais aussi par un proche dans son entourage familial. À l’époque, Malha est désemparée. «Au début, lorsque j’étais enfant et même pendant mon adolescence,j’avais peur de tout. Je m’étais renfermée sur moi. Je ne parlais pas car je n’avais confiance en personne.»
Lorsqu’elle obtient son baccalauréat après ses études secondaires au Lycée de La Pléaide, elle part en Ouganda. Admise à l’université Makerere, elle étudie pour obtenir un master en communication et marketing. C’est aussi dans ce pays qu’elle puise au fond d’elle le courage de parler de ce qu’elle a subi. «J’ai même fait un article pour le journal de l’époque mais comme je n’étais pas encore connue, c’est passé inaperçu. Mais je me suis promise de tout faire pour qu’on m’écoute à ce sujet un jour.»
Malha n’est pas au bout de ses peines. À son retour au pays, elle cherche un emploi mais là encore, ses diplômes ne suffisent pas. «Il fallait se plier à ce qu’on appelle chez nous ‘le droit du canapé’ pour que j’ai un poste (NdlR: accorder des faveurs sexuelles).* J’ai quitté l’université des Comores quatre mois après la rentrée parce que mon chef de département me menaçait de me bloquer si je refusais de me donner à lui.
J’ai dit non. J’ai refusé là où plusieurs de mes soeurs ont cru qu’elles n’avaient pas le choix, là où plusieurs professeurs détruisent le rêve de tant d’années d’efforts, l’espoir de nos parents, et l’avenir de toute une famille. J’ai pris mon courage à deux mains et avec fierté, j’ai quitté l’université des Comores, non pas parce que j’ai échoué, NON, parce que je vaux mieux. Du coup, je n’ai jamais pu travailler grâce à mes diplômes. C’est à ce moment-là que j’ai décidé de me professionnaliser dans la musique.»* On est alors en 2015.
L’univers de la musique se révèle toutefois tout aussi impitoyable. «Le plus difficile pour moi cela a été de trouver des personnes sérieuses, justes et sans mauvaise intention pour travailler avec moi. Parce que comme un peu partout, être une femme et trouver du travail est très difficile et plus encore dans la musique. Cette industrie est remplie de requins. J’ai passé des années à changer d’entourage parce que des hommes cherchaient autre chose de moi que ce que je savais faire.» Elle ajoute qu’être artiste tout court aux Comores est mal perçu mais quand on est femme, c’est pire.
Et pour la sororité, il faudra repasser. «Oui», reconnaît-elle, «les plus mauvaises critiques de mon travail viennent aussi des femmes. Je ne pense pas être la seule car toutes les femmes artistes autour de moi subissent la même chose. Malheureusement, c’est une triste réalité.»
Mais Malha n’est pas femme à baisser les bras. «Être une femme émancipée n’est pas facile. Il faut être très forte mentalement et physiquement pour pouvoir avancer.» Et elle l’est. Si elle compose à la guitare, en studio, elle préfère proposer ses accords «et laisser la main au professionnel qui est le beat-make.» Et sur scène, elle est accompagnée de musiciens. Son style mélange l’afrobeat et le twarab. Elle valorise la culture comorienne et ses paroles parlent d’émancipation des femmes africaines et en particulier comoriennes.
En 2024, Malha, qui a de la suite dans les idées, fonde le festival Ngamina Power, qui signifie «J’ai le pouvoir» et dont l’objectif est de promouvoir les talents féminins. «C’était la première fois qu’une femme proposait un festival 100 % féminin et qui avait pour but de valoriser les femmes artistes de la région océan indien», explique-t-elle. Prévu pour les 16 et 17 décembre, Malha est obligée de reporter ce festival au 25 décembre à la Maison des Femmes à Moroni en raison du passage du cyclone Chido, qui a dévasté Mayotte. Elle en profite pour faire un appel à la solidarité pour les Mahorais et reverse une partie des recettes à cette cause.
Évidemment, ce festival n’a pas été au goût de tous. «Il y a eu bien sûr des polémiques mais j’ai trouvé qu’il a été quand même bien accueilli pour une première édition. J’ai eu des encouragements par milliers et cela m’a boostée pour les prochaines éditions.»
Cette année, elle a sorti le single Bacari, qui est un cri contre les violences conjugales. Si elle n’en a pas été personnellement victime, elle dit avoir été témoin de ces violences subies par une proche au cours de son enfance et de son adolescence. «Cela m’a tellement marquée que j’ai eu vraiment du mal à le vivre, sachant que j’étais incapable à l’époque d’aider la victime. Depuis, je me suis promis de lutter pour celles qui ne peuvent pas le faire et surtout je le fais en premier pour elle mais aussi pour moi et pour toutes les femmes victimes de ces actes malsains.»
Malha confie que la violence envers les femmes et entre partenaires intimes est très présente aux Comores. «Le plus dur c’est que c’est considéré un sujet tabou. Beaucoup de femmes ou même des hommes subissent mais n’osent pas en parler par peur de salir leur image, de salir celle de la famille. Notre culture ne permet pas à une personne de dénoncer ce genre d’acte. C’est mal perçu. Mais je peux vous dire que la chanson Bacari est le reflet du quotidien dans la plupart des foyers. Voilà pourquoi cela me tenait à coeur de le dénoncer.»
Appelée à dire ce que l’événement Rencontre-Action de la COI lui a apporté, Malha réplique que ses yeux se sont ouverts sur plusieurs sujets. «Cette rencontre m’a surtout donné beaucoup de force et d’assurance pour l’avenir. J’ai rencontré des femmes merveilleuses, avec chacune un parcours différent et très touchant, que j’ai écouté soigneusement et qui m’a fait comprendre qu’au final, le combat est le même. Peu importe le pays, notre combat reste le même. Cela m’a rassuré dans un autre sens car je me suis rendue compte que je ne suis pas seule et surtout je réalise à quel point je suis devenue une battante. J’ai dépassé mon passé. Aujourd’hui, je suis une autre personne, prête à se battre pour ceux qui ne le peuvent pas.»
Malha n’a qu’un message à adresser à aux femmes. «J’aimerais juste leur dire de ne jamais accepter de se taire et de ne jamais accepter de se laisser harceler sexuellement pour un boulot, un diplôme ou autre chose. On a le droit de dire non, on a le droit de refuser, de dénoncer et surtout on a toujours le choix …»
Femmes dans les ICC : même lutte
La Rencontre-Action a rassemblé une foule d’artistes, de chercheurs, de représentants d’institutions de La Réunion, des Seychelles, de Madagascar, des Comores, du Mozambique et de Maurice. Deux tables rondes ont été organisées, la première sur le thème «Actrices du changement: transformer les ICC de l’intérieur» et la seconde était axée sur «Violences et inégalités: constats et outils pour agir.»
Les constats partagés par tous les acteurs des différents pays susmentionnés est que les femmes dans les ICC subissent des violences multiples, qu’il y a un manque d’encadrement et de soutien dans plusieurs de ces pays, que les opportunités pour progresser sont limitées car les stéréotypes ont la dent dure et que les femmes sont sous-représentées dans les instances de décision des ICC, soit à 22 % uniquement.
Plusieurs actions concrètes ont été proposées, à commencer par la création d’un réseau régional des femmes dans les ICC, la mise en place d’une plateforme sécurisée pour les dénonciations et le soutien sous forme d’accompagnement, notamment juridique et psychologique, la création d’une boîte à outils pour l’enseignement supérieur, celle d’un observatoire interuniversitaire, la préparation d’un plaidoyer pour la conférence des femmes d’Afrique et de l’océan Indien, qui sera soumis ultérieurement aux gouvernements afin que ceux-ci l’intègrent dans leurs politiques publiques.