Nous parlons ce matin de l’importante de la diaspora des mourides, une confrérie musulmane sénégalaise. Lundi dernier, des organisations de la diaspora ont célébré le Bamba Day. Un hommage rendu à Cheikh Ahmadou Bamba, le fondateur de la confrérie. Le 13 août, surtout, les fidèles mourides pratiqueront le grand magal, le pèlerinage annuel dans la ville sainte de la confrérie, Touba. C’est l’occasion pour nous de nous plonger dans un ouvrage qui vient de paraître : La Mouridiyya en marche : islam, migration et implantations, publié par les Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme. Le livre revient sur l’expansion internationale de la confrérie et en analyse certaines conséquences. Son auteur Cheikh Anta Babou est l’invité de Laurent Correau.
RFI : Qu’est-ce qui explique l’importance de la diaspora et de l’émigration dans le mouridisme ? Pourquoi est-ce qu’on associe si souvent cette image du mouridisme à ces réseaux diasporiques ?
Cheikh Anta Babou : Ce qui fait l’importance de cette diaspora mouride, c’est un phénomène imprévu. Les mourides, qui étaient un peu considérés comme des sédentaires naturels, des conservateurs qui sont perdus dans la modernité, ont profité de cette modernité qui n’était pas faite pour eux. Ils ont migré dans les villes de plus en plus, en grand nombre. Ils se sont installés, ils ont pris l’économie informelle. Et quand les conditions se sont présentées, ils ont quitté le Sénégal pour l’Afrique occidentale, pour l’Europe et maintenant pour les États-Unis dans les années 80. Donc comment ont-ils réussi à domestiquer cette modernité et à en profiter pour devenir une diaspora globale ?
Et qu’est-ce qui l’explique selon vous ?
Ce qui l’explique, c’est la mobilité avec Ahmadou Bamba.
… Cheikh Ahmadou Bamba, le fondateur du mouridisme.
Effectivement. Vous savez que dans sa saga, la mobilité joue un rôle important. Ses exils, d’abord au Gabon où il a passé sept ans… il s’exile en Mauritanie… Les exils, au niveau du Sénégal. Donc c’est une certaine aura qui accompagne cette mobilité. Autre chose qui s’est développé : vous allez avoir des dahiras, ces organisations urbaines mourides. Ces dahiras ont été formés au Sénégal dans les années 40, dans les villes, originellement comme une organisation qui aide à développer, à préserver l’identité mouride menacée par la modernité occidentale dans les villes. Et quand les mourides ont voyagé, ils ont voyagé avec ces dahiras. Ce qui est intéressant avec ces dahiras, c’est qu’ils aident la religion à voyager. Ils donnent une mobilité à la culture mouride. Une fois à Paris, une fois à New York, une fois à Abidjan ou ailleurs, ces dahiras deviennent le creuset où les mourides se retrouvent chaque semaine, où la sociabilité mouride est développée, où les événements religieux sont célébrés. Donc cette sociabilité mouride, d’une certaine manière, est ancrée autour de ce creuset, le dahira mouride.
Vous avez aussi une réflexion intéressante dans votre ouvrage sur la question de la deuxième génération et la façon dont cette deuxième génération vit la foi mouride. Qu’est-ce qui se passe avec la génération qui n’est pas celle des premiers migrants, mais celle de leurs enfants ?
Vivre sa religion dans la diaspora est chère. C’est un investissement lourd en termes financiers, mais aussi en termes de temps, en termes d’émotion. Et beaucoup de ces parents, maintenant, se demandent, est-ce que mes enfants auront cette volonté d’avoir cet investissement que nous, nous avons produit pour que l’amour de Dieu continue à se perpétuer ? C’est la grande question. Mais il y a même des mourides moins jeunes qui commencent à s’interroger, surtout ce qu’on appelle les professionnels. Ils ne peuvent pas faire ces réunions sociales avec le dahira. Les investissements financiers ne posent pas de problème, mais pour la plupart de ces gens-là, c’est le temps à consacrer à ces événements qui pose problème. De sorte que la plupart d’entre eux se disent « je peux être mouride autrement. C’est-à-dire, je peux apprendre les khassaïdes de Serigne Touba chez moi. Pas nécessairement en communauté, comme c’est l’habitude dans les dahiras. Mais je peux également nouer une relation personnelle avec Ahmadou Bamba à travers ses ouvrages plutôt qu’avec sa descendance. C’est-à-dire ce lien-là qui se base sur la généalogie est en train de se déliter un tout petit peu. Les gens se disent « je peux être mouride sans me soumettre à un cheikh qui est un descendant d’Ahmadou Bamba », comme de tradition dans la mouridiyya. Ils se disent « je peux lire les khassidas, essayer de modeler ma vie par rapport à la vie d’Ahmadou Bamba. Quand je vais au Sénégal, je vais sur sa tombe, je prie chez lui et je prie sur sa tombe et pour moi, c’est suffisant. »
Vous diriez qu’on voit une foi individuelle se développer un peu plus dans cette deuxième génération ?
Dans cette deuxième génération où vous gérez vous-même cette foi… au lieu de la donner à gérer à la Communauté elle-même.
Est-ce que les circulations entre Touba, la ville sainte des mourides et toutes ces villes de l’étranger, toutes ces terres d’immigration ont créé quelque chose ?
Cette diaspora mouride est en train d’avoir un impact extrêmement important. Les mourides ont produit une culture mouride qui n’est pas celle qu’ils ont quitté au Sénégal. Il y a par exemple ce que les mourides appellent les « khassidas days ».
… Les khassaïdes, ce sont les poèmes de Cheikh Ahmadou Bamba
Oui, les poèmes d’Ahmadou Bamba… Ils ont ce qu’ils s’appellent les khassidas days. C’est-à-dire une journée où différents groupes de dahiras se regroupent et chantent les khassidas toute la journée jusqu’à la nuit. Et ça, c’est du nouveau. C’est la solidarité diasporique. Mais cette solidarité a été réexportée au Sénégal où les gens font également leur khassida day. Mais également même sur l’investissement. Vous avez maintenant des ONG, des dahiras qui ne sont plus des dahiras classiques, mais des ONG. Il y en a un, Matlaboul Fawzeyni, qui a construit un hôpital. Ces mourides qui vivaient dans les zones rurales qui ont migré à Touba et par la suite ont migré en Europe ou en Amérique se sont rendus compte qu’ils ont besoin d’installations sanitaires modernes pour leurs parents qu’ils ont laissés derrière. Ils se disent, mais pourquoi pas investir sur ça ? Donc, ils ont construit le premier hôpital moderne au niveau de Touba et ils continuent à investir, par exemple sur l’éclairage public, sur l’assainissement. Ça ce sont des choses qui sont absolument nouvelles. Et l’argent qu’ils envoient également au Sénégal, qui est assez substantiel, tout cela également a un impact non seulement sur la mouridiyya, mais sur le Sénégal en général.
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