Ile Maurice: Un potentiel immense freiné par des obstacles structurels

L’économie bleue englobe l’ensemble des activités liées aux océans et eaux intérieures pouvant être exploitées commercialement : de la surface jusqu’aux fonds marins, en passant par les zones côtières. Avec l’extension de sa zone économique exclusive (ZEE), Maurice dispose-t-elle des capacités nécessaires pour en assurer une gestion durable ?

Longtemps présentée comme un levier de diversification économique, l’économie bleue figure de nouveau parmi les priorités du Budget 2025-2026. L’une des principales annonces gouvernementales est l’organisation des Assises de l’océan, événement qui réunira parties prenantes et experts afin d’élaborer un nouveau plan directeur. Celui-ci s’articulera autour de six axes: la pêche durable et l’aquaculture, les énergies marines renouvelables, le tourisme océanique durable, le transport et le commerce maritimes, la recherche et l’innovation ainsi que des mécanismes de financement adaptés.

Cette dynamique intervient dans un contexte géopolitique favorable. La signature récente du traité sur la restitution de l’archipel des Chagos a permis à Maurice d’élargir sa ZEE de 639 611 km2 , portant sa superficie maritime à près de 3 millions de km2 et accentuant son engagement environnemental.

Par ailleurs, le pays cherche à faire reconnaître une extension continentale autour de Rodrigues, couvrant 169 000 km2 supplémentaires. Déjà classée parmi les 20 plus vastes au monde, la ZEE mauricienne englobe les eaux entourant Maurice, Rodrigues, Saint-Brandon, Agaléga, Tromelin et désormais les Chagos. Cette expansion renforce la responsabilité du pays en matière de gestion durable.

À l’échelle internationale, l’économie bleue a pris son essor après le Sommet Rio+20 en 2012, qui a souligné le rôle stratégique des océans pour atteindre les Objectifs de développement durable (ODD) et l’Agenda 2030. La planification de l’espace marin – délimitant mers et zones côtières selon leurs usages et activités – est devenue un outil clé de gouvernance pour accompagner cette croissance bleue. Maurice a rapidement suivi cette dynamique en créant un ministère dédié en 2014, puis en établissant en 2015, le Conseil national de l’océan (NOC), et en adoptant la Déclaration de l’Association de la région de l’océan Indien sur l’économie bleue.

Plusieurs plans sectoriels ont été développés, couvrant des domaines variés comme l’énergie marine, la biotechnologie, le développement portuaire et la mise en place d’obligations bleues pour financer des projets durables. Pourtant, plus de dix ans après la publication de la première feuille de route en 2013, le bilan reste mitigé.

Présentée comme un pilier du développement durable, l’économie bleue devait faire passer sa contribution au produit intérieur brut (PIB) de 10,8 % à 20 % d’ici 2025. Or, selon les données de Statistics Mauritius en 2023, cette part ne représente qu’environ 9,8 %. Ces chiffres témoignent de l’inefficacité des efforts entrepris et de l’incapacité à transformer les plans en résultats concrets.

Cette lenteur s’explique en partie par une mise en oeuvre fragmentée : manque de coordination institutionnelle, investissements insuffisants dans des secteurs stratégiques et une dépendance persistante à des projets pilotes restés à l’état embryonnaire. Plusieurs rapports – Banque mondiale (2017), Banque africaine de développement (2020) et FAO (2023) – soulignant le potentiel de la ZEE mauricienne appellent à accélérer la transition vers une économie océanique inclusive et durable.

Selon le rapport Troubled Waters: How the blue economy perpetuates historical injustices in Mauritius du Transnational Institute en 2021, l’image séduisante que Maurice projette à l’international sur l’économie bleue contraste fortement avec la réalité locale. Le rapport dénonce l’instrumentalisation du concept par certains acteurs influents pour servir des intérêts politiques et économiques, au détriment des populations et de l’environnement.

Des freins structurels persistants

Pour l’expert en domaine maritime, Alain Malherbe, malgré plus d’une décennie de feuilles de route, de plans d’action et de discours politiques, l’économie bleue à Maurice reste figée, sans résultats concrets dus à plusieurs freins structurels. Il déplore «une absence flagrante de volonté politique réelle, avec des stratégies jamais mises en oeuvre sur le terrain.»

Il relève le cas du port qui «fonctionne bien en dessous de sa capacité réelle, sans vision régionale, sans dynamique commerciale et sans plan logistique intégré». Il souligne des lenteurs administratives et des décisions de nomination qui suscitent des débats.

Alain Malherbe (à g.) et Judex Rampaul.

Il cite en exemple la location de remorqueurs à des coûts exorbitants qui favorise l’emploi de marins étrangers au détriment des Mauriciens. Il aurait été plus stratégique, selon lui, d’investir dans une flotte nationale, opérée par des marins locaux, comme le font d’autres pays insulaires. «Pendant ce temps, les Seychelles – avec un port encore moins structuré – ont investi dans trois remorqueurs flambant neufs, dont un spécialisé dans le sauvetage maritime, démontrant une vision souveraine et tournée vers l’avenir.» Rappelons que le Container Port Performance Index de 2023 classe le port de Maurice au 369e rang sur 405 ports mondiaux.

L’élargissement de la ZEE avec la restitution de l’archipel des Chagos et la revendication d’une extension continentale autour de Rodrigues offre à Maurice un espace maritime colossal, fait ressortir l’expert maritime. «Mais cette expansion territoriale ne fait que souligner les défaillances actuelles.» Alain Malherbe estime que la surveillance maritime est dramatiquement insuffisante. «La National Coast Guard (NCG), sous-équipée, ne peut à elle seule couvrir plus de 2,3 millions de km2 .

Il n’existe aucune capacité nationale sérieuse de cartographie, de surveillance scientifique ou d’exploitation raisonnée des ressources marines. Les régions clés comme Rodrigues, Agaléga ou encore les communautés côtières du littoral mauricien sont totalement exclues de la planification alors qu’elles devraient être les premières bénéficiaires de cette politique. Sans réforme institutionnelle, cet élargissement de la ZEE risque de transformer une opportunité géopolitique majeure en un fardeau ingérable.»

Selon lui, pour faire de l’économie bleue un pilier réel du développement, Maurice a besoin d’un tournant décisif. «Cela exige des mesures claires, fortes et immédiatement applicables. Créer une autorité nationale indépendante, apolitique et compétente dédiée à l’économie bleue, dotée de moyens financiers et d’un mandat exécutif clair. Mettre en place un Institut national de la mer, chargé de la formation, de la recherche océanographique, de la cartographie marine et de l’innovation dans les filières bleues.

Moderniser les capacités de la NCG et mettre en oeuvre une véritable stratégie de surveillance de la ZEE, en mobilisant la technologie : drones, satellites, patrouilleurs régionaux. Mettre un terme à la location onéreuse de remorqueurs, et investir dans une flotte moderne, détenue par l’État ou en partenariat public-privé, exploitée par des Mauriciens. Encadrer strictement l’exploitation des ressources marines profondes, en conformité avec les normes internationales et environnementales (UNCLOS).»

Par ailleurs, Alain Malherbe estime qu’il faudrait «accorder des incitatifs forts aux sociétés de pêche locales, afin de réduire notre dépendance aux importations et d’assurer une sécurité alimentaire maritime fondée sur nos propres ressources ; assainir toutes les institutions maritimes concernées en mettant fin à la politisation, au clientélisme et à l’inefficacité chronique. Tant que ces institutions clés resteront prisonnières de la politisation, des luttes internes, de la gestion opaque et de l’absence de leadership technique, aucune politique maritime sérieuse ne pourra émerger».

Il faudrait aussi redynamiser la Sea Training School, lui donner les moyens d’assurer une formation de qualité et conscientiser nos jeunes aux métiers de la mer – de marin au marin-pêcheur – en passant par la logistique, la biotechnologie marine ou la gestion portuaire.

D’ailleurs, l’enfant pauvre de l’économie bleue, déplore Judex Rampaul, militant de longue date pour la défense de la pêche, reste la communauté côtière. Il rappelle que, depuis 1995, tous les gouvernements présentent la mer comme un secteur au potentiel immense pour le pays. Pourtant, selon lui, les développements réalisés n’ont profité qu’à une minorité d’acteurs, au détriment de la communauté côtière. «Le secteur a été développé au profit de flottes étrangères et pour le bien-être de certains politiciens.»

Judex Rampaul évoque notamment le transbordement en mer, l’augmentation des activités portuaires et l’utilisation des zones côtières comme espaces de stationnement pour les navires étrangers, au détriment de la protection des barrières récifales. Il dénonce également la pêche illégale dans les eaux mauriciennes et l’exploitation massive des ressources halieutiques par des flottes étrangères. «La by-catch, capture accessoire de nombreuses espèces, montre bien comment nos ressources sont pillées.»

Le militant de la défense de la pêche estime que l’aquaculture telle qu’elle est développée, souvent liée à des «intérêts politiques», ne bénéficie pas aux pêcheurs locaux et se fait même au détriment du concept d’économie bleue inclusive et durable. Il estime que la pêche qui pourrait contribuer à la sécurité alimentaire du pays, a été négligée et laissée pour compte. Alain Malherbe soutient que Maurice n’a pas besoin de plus de discours – elle a besoin d’un sursaut. «L’économie bleue peut être un moteur de développement national, à condition de lui donner enfin les moyens, la compétence, et la vision qu’elle mérite.»

Les opportunités

Selon l’Economic Development Board (EDB), Maurice bénéficie d’un fort potentiel grâce à la richesse de ses ressources marines naturelles, offrant de nombreuses opportunités d’investissement à commencer par le secteur de la pêche. Le pays met en oeuvre des politiques rigoureuses, notamment la régulation des quotas et licences de pêche ainsi que des efforts continus de surveillance pour lutter contre la pêche illégale et garantir la durabilité des ressources.

Maurice profite également d’un accès privilégié à plusieurs marchés internationaux grâce à des accords commerciaux, facilitant l’exportation de produits de la mer de qualité supérieure. Le secteur de l’aquaculture, qu’elle soit en lagon, hors-lagon ou terrestre, attire de plus en plus d’investisseurs, porté par une demande mondiale croissante et un cadre réglementaire favorable.

Dans le domaine des services maritimes, l’île s’est imposée comme un registre de navires fiable et compétitif, soutenu par un environnement politique stable et divers avantages fiscaux, tels que l’exonération d’impôts pour les marins étrangers et sur la vente des navires. Les activités de gestion technique, commerciale et de maintenance navale représentent également des segments clés pour le développement économique. Par ailleurs, la position stratégique de Maurice dans la région et les découvertes d’hydrocarbures en Afrique de l’Est renforcent son rôle de plateforme pour les services liés au secteur pétrolier et gazier.

Par rapport au port, dont la capacité actuelle couvre environ 13 % de la demande régionale, le gouvernement vise à tripler les volumes de vente dans les prochaines années. Le port joue un rôle central dans le commerce régional tout en intégrant des initiatives environnementales telles que le concept de green port. Maurice explore aussi ses ressources marines profondes avec l’exploitation des nodules polymétalliques et des champs hydrothermaux, encadrée par une législation récente sur le pétrole offshore, ce qui ouvre de nouvelles perspectives économiques.

Enfin, le pays investit dans l’utilisation innovante des eaux profondes riches en nutriments, notamment pour la climatisation à base d’eau de mer, l’aquaculture haut de gamme et les applications pharmaceutiques, favorisant une industrie verte soutenue par des projets pilotes et un cadre incitatif pour les investisseurs privés.

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