Tunisie: la société civile s'organise face au patrimoine urbain en péril

Le centre-ville de Tunis compte plus de 200 bâtiments abandonnés et menacés d’effondrement, selon le gouverneur de la ville. Si certaines entreprises ou promoteurs privés restaurent progressivement les infrastructures, la société civile alerte sur la nécessité d’une volonté politique pour valoriser un patrimoine vieux de deux siècles.

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Avec notre correspondante à Tunis,

Dans les ruelles du centre-ville de Tunis, le bruit du marteau-piqueur et des perceuses est audible à chaque coin de rue. Plusieurs façades d’immeubles sont en pleine restauration, tandis que des bâtiments se construisent à vau-l’eau. Ce foisonnement de travaux cache pourtant une triste réalité.

Mi-septembre, le gouverneur de la ville a alerté sur la situation de 248 immeubles menaçant ruine et devant être évacués. Fin octobre, le directeur des bâtiments à la municipalité de Tunis a établi le chiffre à 1 800 édifices, dont une majorité dans la Medina. Si les autorités traitent actuellement l’aspect social de ces évacuations, pour reloger les habitants, la société civile, elle, s’inquiète de démolitions hâtives au lieu de restaurations.

« La tendance est de détruire plutôt que de restaurer »

« On voit que la tendance, lorsque l’immeuble menace ruine, est de détruire plutôt que de restaurer », explique Feika Bejaoui, architecte et membre de l’association de sauvegarde de la Medina de Tunis. Une tendance renforcée depuis la législation de 2024, qui implique d’alerter la municipalité d’immeubles menaçant ruine, et ensuite de suivre une procédure de sécurisation des lieux ou de démolition. « Il y a beaucoup d’immeubles délabrés dans le grand Tunis et certains doivent être démolis, mais d’autres peuvent être restaurés, surtout lorsque l’on voit leur ancienneté et leur architecture typique d’une époque », ajoute-t-elle.

La capitale de la Tunisie possède une richesse et une diversité architecturale dense, entre le patrimoine classé à l’Unesco de sa Medina, qui varie entre le IX et le XIIe siècle, et des immeubles art déco et néo-mauresques datant du protectorat français. « L’un des bâtiments les plus délabrés et laissés à l’abandon est la villa Yvonne, rue du Luxembourg », explique Safa Cherif, architecte et présidente de l’association Édifices et mémoires, qui lutte pour la réappropriation du patrimoine par les citoyens. « Cet ancien hôtel particulier est l’un des premiers ateliers de stylisme édifié au début du XXème siècle », poursuit-elle. Ses façades, qui donnent pignon sur rue, laissent à voir un immeuble en ruine dont subsistent seulement les fondations et des sculptures art déco. 

Autre sujet de controverse : l’hôtel du lac, un bâtiment en triangle inversé insolite et imposant à l’entrée du centre-ville. Construit dans les années 1970 par l’architecte italien Raffaele Contigiani, il est l’un des seuls bâtiments brutalistes présents sur le continent africain. Depuis son rachat par un consortium libyen en 2013, il a été menacé à plusieurs reprises de démolition, et il est devenu le symbole du combat de la société civile pour préserver le patrimoine. « À l’heure actuelle, les travaux de désossage de la structure commencés mi-août ont été stoppés, explique Safa Cherif, mais le problème reste qu’il n’y a pas de panneau de chantier et que nous n’avons pas d’information sur ce qu’il se passe. » « Est-ce une démolition ? Une réhabilitation ? », questionne l’architecte, qui avait alerté sur les réseaux sociaux avec d’autres lorsque les travaux ont commencé à la fin de l’été.

« Il manque une volonté politique »

La communication sur les démolitions et les restaurations dans la ville de Tunis reste opaque et dispersée. Les projets politiques de restauration, comme la réhabilitation de la piscine du Belvédère construite en 1930, chef-d’œuvre art déco, ou encore la mise à neuf de la place Barcelone, créée en 1972, toutes les deux des projets présidentiels, sont inaugurés en grande pompe. D’autres bâtiments sont laissés à l’abandon, sans communication sur leur sort futur.

« Nous avons les moyens techniques et humains pour restaurer, des architectes en charge du patrimoine et des départements dédiés à ça. Ce qu’il manque, c’est une volonté politique de porter des projets de restauration et un suivi surtout », ajoute Feika Bejaoui. L’association Édifices et mémoires, qui avait initié la campagne en 2015 « Winou el Patrinoine » (« Où est le patrimoine ? »), a lancé l’alerte récemment sur les haras d’El Battan, installé dans un palais beylical du XVIIème siècle situé à 35 kilomètres à l’ouest de Tunis et menacé de démolition. 

Aujourd’hui, les projets de restauration sont majoritairement laissés à la discrétion du secteur privé, l’État ayant peu de moyens pour financer de tels travaux. La banque BIAT a financé une partie de la rénovation de la piscine du belvédère, et la réhabilitation de la place Barcelone, dans le cadre de la responsabilité sociétale de l’entreprise. D’autres immeubles sont restaurés par des promoteurs immobiliers, soucieux du patrimoine. « Dans le cas de la piscine du Belvédère, le mot d’ordre était de la préserver à l’identique, pour que les gens qui y aillent se souviennent des lieux comme si rien n’avait changé », explique Issam Ben Ayed, l’un des architectes du projet. Une nostalgie d’un Tunis d’antan qui commence aussi à faire écho auprès des citoyens.

« Nous avons voulu renforcer le sentiment d’appartenance de la population, car auparavant, lorsque les gens passaient devant, c’était un lieu lugubre et délabré. Là, c’est un endroit populaire où les gens sont fiers d’aller nager », poursuit Issam Ben Ayed. Un lieu qui a pris une dimension politique, car bien que symbole des projets du régime présidentiel de Kaïs Saïed, sa façade est devenu un lieu de passage des dernières manifestations contre le pouvoir ces derniers mois.

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