Soudan du Sud : quand la corruption pétrolière affame un peuple

Pétrole et famine au Soudan du Sud
Pétrole et famine au Soudan du Sud

Pendant que 2,2 milliards de dollars disparaissent dans le programme « Oil for Roads », que les milliards de dollars du pétrole n’arrivent plus dans les caisses de l’Etat 7,7 millions de Sud-Soudanais souffrent de la faim. Portrait d’un État qui a choisi d’affamer son peuple pour enrichir ses élites.

Dans le dispensaire de Bentiu, au nord du Soudan du Sud, on ne compte plus les enfants condamnés « Nous voyons cinq à dix cas de malnutrition aiguë sévère chaque jour« , explique un médecin, la voix fatiguée. « Mais nous n’avons ni les médicaments ni les équipements nécessaires. Parfois, nous devons choisir qui traiter en premier. »

À quelques kilomètres de là, dans les bureaux climatisés du ministère du Pétrole, d’autres chiffres circulent. Des cargaisons de 600 000 barils, vendues à 78 dollars le baril. Des centaines de millions de dollars qui transitent chaque mois par Port-Soudan avant de… disparaître.

Le paradoxe sud-soudanais tient en une équation glaçante : un pays qui génère des milliards de dollars de revenus pétroliers chaque année, mais où trois personnes sur quatre souffrent de la faim. Où les hôpitaux manquent de tout, mais où les contrats routiers se chiffrent en milliards. Où les enseignants ne sont pas payés depuis plus d’un an, mais où certains fonctionnaires voyagent en jet privé. Ce n’est pas la fatalité. C’est un choix politique.

7,7 millions d’affamés dans un pays pétrolier

Les chiffres de la faim au Soudan du Sud défient l’entendement. Selon les projections de l’ONU pour 2025, 7,7 millions de personnes, soit plus de la moitié de la population, font face à une insécurité alimentaire aiguë. 76 des 79 comtés du pays connaissent des niveaux de crise ou pires.

Dans 33 comtés, la situation est classée « urgence », un niveau sous la famine déclarée. À Nasir et Ulang, dans l’État du Haut-Nil, les agences humanitaires ont émis des alertes de risque de famine en 2025.

En 2023, humanitaires et agences onusiennes avaient déjà déclaré que le pays traversait « la pire crise humanitaire depuis l’indépendance« . Depuis, la situation s’est encore dégradée.

Les enfants paient le prix le plus lourd. 2,3 millions d’entre eux souffrent de malnutrition aiguë. Un enfant sur dix meurt avant l’âge de cinq ans. Et selon l’ONU, 75% de ces décès sont évitables, dus à des maladies comme la diarrhée, la rougeole ou le paludisme, contre lesquelles des vaccins et traitements existent. Mais dans un pays où le budget de la santé ne reçoit que 0,7% des dépenses publiques réelles, ces enfants n’ont aucune chance.

« Mon fils est mort parce que je n’avais pas 10 dollars pour l’emmener à l’hôpital« , raconte Nyakuma, une mère de 28 ans dans l’État de Jonglei. « Le dispensaire le plus proche est à 15 kilomètres. Je devais payer le mototaxi. Je n’avais pas l’argent« . Son histoire n’a rien d’exceptionnel. Dans un pays où 92% de la population vit dans la pauvreté, les 10 dollars d’un trajet en mototaxi peuvent faire la différence entre la vie et la mort.

Pendant ce temps : 2,2 milliards vers « Oil for Roads »

Pendant que Nyakuma enterrait son fils, à Juba, le gouvernement allouait des centaines de millions de dollars au programme « Oil for Roads« , censé construire des routes, mais qui s’est transformé en machine à détournements.

Le rapport de la Commission des droits de l’homme de l’ONU, publié en septembre 2024, est accablant : 2,2 milliards de dollars ont été versés à ce programme entre 2021 et 2024. De juillet 2021 à juin 2024, « Oil for Roads » a absorbé 60% des fonds alloués aux ministères et entités gouvernementales. Après l’arrêt de l’oléoduc Dar Blend en février 2024, le gouvernement a même dirigé 100% des droits pétroliers restants vers ce programme.

Résultat sur le terrain ? L’ONU a commandé une analyse géospatiale par satellite pour vérifier l’avancement des travaux. Verdict : moins de 5% des routes du programme ont été terminée selon les normes industrielles. Sur 2 333 kilomètres de routes prévues, seuls 105,6 kilomètres ont été construits.

« L’analyse de la Commission a révélé qu’entre 2021 et 2024, environ 2,2 milliards de dollars ont été déboursés aux sociétés affiliées » au vice-président Benjamin Bol Mel, note le rapport. La valeur réelle des travaux réalisés est évalué à environ 475,7 millions de dollars.
Le reste, 1,7 milliard de dollars, est « non comptabilisé« , selon l’ONU. Évaporé. Disparu dans ce que la Commission appelle pudiquement des « fonds hors budget disponibles pour les élites politiques« .

Pendant ce temps, les ministères de l’Agriculture et de la Sécurité alimentaire ont reçu 0,4% du budget national entre 2020 et 2024. Le ministère de la Santé : 0,7% au lieu des 2,5% alloués. L’Éducation : 1,5% au lieu des 10% requis par la loi.

Un système conçu pour affamer

En 2023-2024, les « dépenses médicales » du Bureau de la Présidence étaient comparables au budget total du ministère de la Santé. Pendant que 10% des enfants meurent avant l’âge de cinq ans, les élites se font soigner à Dubaï, en Ouganda ou en Égypte, sur fonds publics.

Le rapport de l’ONU documente ce détournement systématique : en 2022-2023, le gouvernement a dépensé 67 millions de dollars en « dépenses médicales« , dont 31 millions pour l’Assemblée législative transitoire seule. La même année, 59 millions supplémentaires sont partis en « voyages officiels« , essentiellement des « indemnités journalières de subsistance » gonflées. Ces 126 millions de dollars de frais de voyage et de soins à l’étranger équivalaient au budget combiné de 76 entités gouvernementales, incluant celles responsables de l’agriculture, de la santé et de l’administration de la justice.

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« L’État a effectivement externalisé ses responsabilités souveraines à des donateurs étrangers« , accuse la Commission onusienne. En 2024, les donateurs internationaux dépensaient plus que le gouvernement pour répondre aux besoins de base de la population.

Mais même l’aide humanitaire ne suffit plus. Le PAM a réduit ses distributions alimentaires faute de financement. En avril 2024, plusieurs points de distribution ont fermé. Les rations ont été coupées. Les agences avertissent : sans augmentation urgente du financement, la catastrophe humanitaire va s’aggraver. Et pendant ce temps, le gouvernement sud-soudanais continuait de diriger ses revenus pétroliers vers « Oil for Roads. »

Les femmes et les filles, premières victimes

Dans ce désastre généralisé, les femmes et les filles paient le prix le plus lourd. Le Soudan du Sud détient le taux de mortalité maternelle le plus élevé au monde. Une femme sur 25 meurt pendant la grossesse ou l’accouchement. Ces morts sont presque toutes évitables, dues au manque d’accès aux soins prénataux, aux hémorragies non traitées, aux infections. « Nous voyons des femmes marcher pendant des heures pour accoucher dans un dispensaire qui n’a ni sage-femme formée, ni anesthésie, ni moyens de gérer une complication« , explique une infirmière du PAM. « Quand il y a une hémorragie, on ne peut rien faire. On les regarde mourir« .

Le taux d’alphabétisation des femmes est de 30%, contre 56% pour les hommes. L’écart se creuse dès l’école primaire : les filles sont systématiquement retirées de l’école en premier quand les familles ne peuvent plus payer les frais ou ont besoin de main-d’œuvre. Cette exclusion éducative a des conséquences en cascade : les filles sont mariées plus jeunes, ont moins d’opportunités économiques, et leurs enfants ont moins de chances d’être scolarisés. Le cycle de la pauvreté se perpétue.

Le rapport de l’ONU est sans appel : « La privation des droits économiques, sociaux et culturels est profondément genrée. Les impacts des droits humains de la corruption systémique sont portés de manière disproportionnée par les femmes et les filles du Soudan du Sud« .

En 2020-2024, le ministère du Genre, de l’Enfance et du Bien-être social a reçu 0,1% du budget national total. 3,7 millions de dollars sur quatre ans. Moins que ce que le Bureau de la Présidence dépense en voyages médicaux en un seul trimestre.

L’éducation sacrifiée : une génération perdue

Seuls 37,6% des enfants en âge d’aller à l’école primaire sont scolarisés au Soudan du Sud. Au secondaire, ce chiffre tombe à 5,2%. Un enfant né en 2021 peut espérer compléter en moyenne 4,9 années de scolarité. Ajusté pour la qualité de l’enseignement, ce chiffre tombe à 2,5 années. Autrement dit : un Sud-Soudanais né aujourd’hui aura en moyenne l’équivalent de deux ans et demi d’éducation réelle.

Les raisons sont multiples et systémiques. Beaucoup d’écoles n’ont tout simplement pas d’enseignants, parce qu’ils ne sont pas payés. Ceux qui restent sont sous-qualifiés : dans certaines zones rurales, des « enseignants » n’ont pas eux-mêmes terminé l’école primaire.
Les infrastructures sont inexistantes ou délabrées. Dans les écoles visitées par la Commission de l’ONU, les enfants étudiaient assis par terre, sous des arbres, sans livres, sans cahiers, sans tableaux. Pas de toilettes. Pas d’eau potable.

En février 2023, le président Salva Kiir a ordonné l’instauration de l’éducation primaire et secondaire gratuite. Une annonce saluée… qui n’a jamais été suivie de financement. Le budget de l’éducation n’a pas augmenté. Au contraire : en 2023-2024, le ministère de l’Éducation générale a reçu 1,5% du budget, alors que la loi exige 10%.

Résultat : les enseignants ont été menacés d’arrestation et de poursuites s’ils continuaient de facturer des frais de scolarité. Mais leurs salaires n’ayant pas été payés, beaucoup ont déserté. D’autres ont été arrêtés pour avoir fait grève. Pendant ce temps, le ministère de l’Enseignement supérieur, accessible à une infime élite, recevait plus du double du budget de l’éducation de base entre 2020 et 2024.

L’hôpital qui tue

À l’hôpital de Juba Teaching Hospital, censé être le meilleur établissement du pays, les médecins travaillent sans gants, sans antiseptiques, parfois sans électricité. « Nous devons demander aux familles d’acheter les médicaments à la pharmacie en ville avant qu’on puisse traiter leur proche« , explique un médecin sous anonymat. « Beaucoup ne peuvent pas payer. Alors on les regarde mourir en tentant de les accompagner au mieux« .

Le Soudan du Sud a le deuxième plus faible taux de couverture santé universelle au monde. L’espérance de vie est de 55 ans. Les maladies évitables telles que diarrhée, paludisme, rougeole, infections respiratoires, tuent massivement. Les chiffres budgétaires expliquent pourquoi. En 2023-2024, le secteur de la santé était censé recevoir 2,5% du budget national. Il n’en a reçu que 0,7%.

En outre, le ministère de la Santé, entre juillet 2020 et juin 2024, n’a dépensé que 19% de son allocation totale, 29 millions de dollars sur quatre ans. Pour un pays de 11 millions d’habitants. À titre de comparaison, le ministère des Affaires présidentielles a dépassé son budget de 584% pendant la même période, dépensant 557 millions de dollars, soit 19 fois plus que le ministère de la Santé !

Les conséquences sont visibles dans les dispensaires : médicaments expirés ou inexistants, équipements cassés, personnel non payé et démotivé. Les rares médecins qualifiés partent dans le secteur privé, ou quittent le pays. « Un enfant sur dix meurt avant cinq ans, et 75% de ces morts sont évitables« , rappelle le rapport de l’ONU. « Le gouvernement viole son obligation sous l’article 12 du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, qui exige que les États prennent des mesures délibérées, concrètes et ciblées pour garantir l’accès à des soins de santé essentiels et de qualité pour tous« .

La corruption comme arme politique

Cette misère n’est pas un dysfonctionnement. C’est un outil de contrôle politique.
Le président Salva Kiir, dont la santé décline, maintient son emprise sur le pouvoir par le clientélisme, la distribution sélective de ressources pour acheter la loyauté des élites politiques et militaires.

Le rapport de l’ONU note : « Dans l’économie politique fondée sur le patronage du Soudan du Sud, l’argent achète l’allégeance, et le gouvernement a continué à dépenser plus que ses rivaux« .

Benjamin Bol Mel, nommé vice-président en février 2025, incarne ce système. Ses entreprises ont reçu 2,2 milliards de dollars pour des routes non construites. Pendant ce temps, les soldats attendent leur solde dans les casernes, les fonctionnaires ne sont pas payés et les hôpitaux manquent de tout. « Combien de temps l’armée restera-t-elle tranquillement dans les casernes ? » s’interroge un député à l’Assemblée législative transitoire.

La question n’est pas rhétorique. En 2013, le non-paiement des salaires et la corruption généralisée avaient déclenché une guerre civile qui a duré cinq ans et tué des centaines de milliers de personnes. En 2025, les mêmes conditions sont réunies.

L’ONU avertit : « À moins qu’il n’aborde la corruption de manière significative, le gouvernement ne sera pas en mesure de répondre aux besoins les plus essentiels de la population. […] La corruption tue des Sud-Soudanais : chaque dollar détourné, c’est un enfant qui meurt de faim, une mère qui meurt en couches, un étudiant privé d’éducation« .

Un peuple abandonné

Sur les réseaux sociaux sud-soudanais, la colère monte. Un post Facebook devenu viral en septembre 2025 résume le sentiment général : « Le pétrole du Soudan du Sud devrait nourrir le peuple, pas financer des arrangements privés« . Partagé des milliers de fois, il exprime la rage d’une population qui voit les cargaisons pétrolières partir chaque mois, génère des centaines de millions de dollars, mais ne reçoit rien en retour.

« Nous savons que le pétrole se vend« , explique un étudiant de l’Université de Juba. « Nous voyons les chiffres. Mais nous ne voyons ni routes, ni hôpitaux, ni écoles. Où va l’argent ? »
La réponse se trouve dans les rapports d’audit, quand ils existent. La Chambre nationale d’audit a reçu 0,09% du budget national entre 2020 et 2024. La Commission anti-corruption : 0,01%. En 2022, elle a même été expulsée de ses bureaux pour non-paiement du loyer.

« Les institutions responsables de l’application de l’état de droit et de la garantie de la responsabilité sont intentionnellement privées des ressources financières, humaines et techniques de base nécessaires pour fonctionner efficacement« , accuse l’ONU. Le résultat : une impunité totale. Aucun haut fonctionnaire n’a été poursuivi pour corruption depuis l’indépendance. Au contraire : être impliqué dans la corruption semble être un accélérateur de carrière. Benjamin Bol Mel, sanctionné par les États-Unis en 2017 et 2021 pour corruption, a été promu vice-président en 2025.

Le Soudan du Sud est un pays riche

Le Soudan du Sud n’est pas pauvre. Avec 23 milliards de dollars de revenus pétroliers depuis 2011, le pays aurait pu construire des écoles, des hôpitaux, des routes. Il aurait pu développer l’agriculture, diversifier son économie, investir dans sa jeunesse.

Au lieu de cela, ses dirigeants ont choisi le pillage systématique. Ils ont choisi de détourner 2,2 milliards vers des routes fantômes. Ils ont choisi de dépenser plus pour l’Unité médicale présidentielle que pour l’ensemble du système de santé publique. De ne pas payer les enseignants, les médecins, les fonctionnaires mais de voyager en jet privé.

« Le Soudan du Sud a été capturé par une élite prédatrice qui a institutionnalisé le pillage systématique de la richesse nationale pour un gain privé« , conclut la Commission de l’ONU. « Pendant qu’un petit groupe d’acteurs puissants pillent la richesse et les ressources du pays, s’enrichissant eux-mêmes, l’État a effectivement abdiqué ses responsabilités souveraines envers sa population« .

Le coût humain est vertigineux : 7,7 millions d’affamés, 2,3 millions d’enfants malnutris, 92% de la population dans la pauvreté. Le pays est classé 192e sur 193 à l’indice de développement humain, avant-dernier mondial.

Ce n’est pas la malédiction des ressources. C’est un crime contre un peuple.

Dans le dispensaire de Bentiu, la Docteure continue de compter les enfants qu’elle ne peut pas sauver. « Ils meurent de maladies qu’on sait soigner depuis cent ans », dit-elle. « Ils meurent parce que quelqu’un, quelque part, a volé l’argent qui aurait dû payer leurs médicaments« .

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