À Pretoria, le continent cherche à récolter les fruits de sa révolution musicale

Le salon professionnel Acces a rassemblé en Afrique du Sud, la semaine dernière, les acteurs continentaux du monde de la musique. Organisé par la plateforme Music In Africa, l’événement leur a permis d’échanger autour du développement des musiciens africains, de leurs modèles économiques et de leurs modes de rémunération.

Publié le : Modifié le :

5 min Temps de lecture

Dans le hall du grand amphithéâtre de l’université de Pretoria, la foule est éclectique : un économiste de la Banque mondiale côtoie des chanteurs aux tenues travaillées et des représentants d’entreprises du monde entier qui collectent les redevances. Les soirées sont dédiées à la musique live et aux démonstrations de talents du continent, dans des clubs de la ville. Mais la journée, il s’agit de parler affaires et de décortiquer le fonctionnement de l’industrie musicale.

Car ces dernières années, la musique créée à Nairobi, Abidjan, Lagos, ou encore Johannesbourg est dans les radars des acteurs du secteur : « Nous vivons une période où le monde recommence à tourner son regard vers l’Afrique, ce qui est vraiment très enthousiasmant », se réjouit Wendy Verwey Bekker, consultante sud-africaine. « Nous avons vu des services de streaming internationaux arriver en Afrique, ainsi que des entreprises, des distributeurs, des labels et des éditeurs internationaux ouvrir des bureaux locaux », complète cette ancienne de la société de distribution Ditto.

Et même si la taille de l’industrie est toujours modeste par rapport au reste du monde, la progression des recettes générées est indéniable : selon la dernière étude de la Fédération internationale de l’industrie phonographique (IFPI), « les revenus de la musique enregistrée en Afrique subsaharienne se sont accrus de 22,6 % en 2024, dépassant pour la première fois les 100 millions de dollars », une forte progression par rapport aux années précédentes, notamment obtenue grâce au streaming.

Les conférences organisées à l’Université de Pretoria la journée, au salon professionnel Acces 2025, en Afrique du Sud.
Les conférences organisées à l’Université de Pretoria la journée, au salon professionnel Acces 2025, en Afrique du Sud. © Claire Bargelès / RFI

Aller chercher les revenus mondiaux

Mais ce boom a parfois du mal à se traduire sur le terrain. Certes, quelques exemples de grands succès, comme la Sud-africaine Tyla, ou le Nigérian Burna Boy, parviennent à tirer leur épingle du jeu, signés par des grands labels étrangers afin de conquérir le monde. Cependant, ces exceptions masquent la précarité de l’ensemble du secteur, avec une industrie locale encore trop peu structurée, et la faible rémunération de la part des plateformes de streaming ainsi que les nombreux téléchargements illégaux qui freinent la monétisation pour les artistes et les compositeurs.

« C’est magnifique de voir que, dans différentes régions du monde, les gens apprécient désormais la musique africaine. Mais il faut que cela se reflète dans nos comptes bancaires – les artistes doivent aussi en bénéficier. Et pour l’instant, ce n’est pas vraiment le cas », regrette le chanteur et producteur sud-africain Zakes Bantwini. Sa compatriote Nomcebo Zikode, avec qui il partage un Grammy Award remporté en 2023, a, par exemple, fait les frais de cette asymétrie, elle qui continue à se battre devant la justice pour toucher ce qui lui est dû suite à la popularité virale du titre «Jerusalema» lors de la pandémie de Covid.

Face à ces difficultés, certains artistes ont conscience qu’ils doivent s’intéresser de près à ces questions, comme s’en félicite Solange Cesarovna, chanteuse et co-fondatrice de la Société Cap-Verdienne de Musique (SCM), et défenseuse des droits des musiciens : « On voit bien combien il est important pour nous, les artistes, les créateurs, de vraiment comprendre l’écosystème de l’industrie musicale, et comment fonctionne le business de la musique. » Solange Cesarovna est aussi l’un des soutiens de la plateforme Clip qui encourage les créateurs à mieux connaître les droits de propriété intellectuelle.

Et les stars émergentes, à l’image du rappeur sud-africain de 29 ans Focalistic, savent désormais qu’il ne faut pas faire l’impasse sur ces sujets : « Si vous avez un grand catalogue, il sera très difficile de courir après l’argent, surtout à l’échelle mondiale. Il faut donc trouver un bon distributeur, qui ira réclamer l’argent auprès de chaque société en Afrique du Sud, mais aussi dans le reste du monde, afin de s’assurer que vous recevez tout ce qui vous est dû. »

De plus, les labels locaux ont fleuri sur place, afin de garder la main sur les contrats, à l’instar de celui créé dès les années 2000 par Zakes Bantwini« Nous sommes désormais dans une époque où la distribution indépendante est accessible aux artistes. Ils sortent eux-mêmes leur musique, et l’économie musicale et créative africaine croît à un rythme tellement rapide que le monde commence à s’y intéresser sérieusement », atteste Wendy Verwey Bekker.

Source d’espoir pour le continent

Ces questions sont cruciales, car les opportunités à saisir sont nombreuses pour l’Afrique, à condition qu’elle parvienne à vraiment bénéficier des retombées économiques. « Si l’on regarde à l’échelle mondiale, les industries créatives représentent près de 7 % du PIB mondial – c’est un chiffre énorme, supérieur à celui de l’agriculture », indique Laurent Corthay, économiste de la Banque Mondiale. Le potentiel est donc grand en termes de croissance et d’emploi pour le continent. « Cependant, on manque, pour l’instant, cruellement de chiffres et de données », qui pourraient pourtant convaincre les gouvernements d’investir davantage pour soutenir le secteur, ajoute l’expert basé au Mozambique.

Et pour Wendy Verwey Bekker, il reste encore bien des pépites à découvrir pour faire progresser l’économie musicale : « L’ensemble de l’Afrique regorge de genres toujours inconnus du marché international, et c’est là que se trouve la véritable valeur », s’enthousiasme la spécialiste du secteur. « Il existe des genres aussi passionnants que l’afrobeat et l’amapiano, comme le gengetone du Kenya, ou bien toute la scène de musique électronique d’Afrique de l’Est. » Le continent n’a donc pas fini de faire danser le monde, et espère bien finir par tirer avantage de sa créativité.

Trois questions à Dolapo Amusat, créateur et directeur de la plateforme We Talk Sound qui accompagne des artistes au Nigeria

Les chanteurs et musiciens africains ont conscience du potentiel du secteur, mais parviennent-ils à trouver la recette financière pour créer une carrière durable ?

Seuls quelques artistes ont réussi à dénicher la clé qui leur permet de bénéficier de l’écosystème de l’afrobeat ou de la musique africaine. Certains parviennent à faire le buzz sur TikTok, puis de grands labels américains ou britanniques les repèrent, les signent, et commercialisent leur musique à l’international – et pour eux, les choses se passent plutôt bien. Mais cela ne représente qu’une infime minorité : la plupart des artistes, sur le continent, ne savent pas encore comment transformer leur passion en véritable source de revenus.

Qu’est-ce qui empêche que les retombées financières profitent vraiment aux acteurs continentaux ?

Même si on observe un véritable boom de la musique africaine, le manque d’infrastructures sur le continent est un blocage pour que cette croissance bénéficie pleinement aux artistes. Prenons l’exemple du Nigeria : comment voulez-vous organiser une tournée ? Il n’y a pas toujours d’infrastructures adéquates, les problèmes de sécurité persistent, et les conditions sont souvent très difficiles. De plus, du côté des plateformes de streaming, beaucoup de gens continuent à consommer la musique illégalement ou n’ont pas les moyens de payer les abonnements. Résultat : tous ces créateurs gagnent très peu d’argent sur leur marché local, et finissent donc par privilégier l’Europe ou les États-Unis, là où se trouvent les revenus – ce qui affaiblit l’écosystème africain.

Et même si les hits se multiplient sur les réseaux sociaux, cela ne garantit pas forcément, ensuite, une carrière stable ?

On le voit avec de nombreux artistes : ils font un tube, gagnent un peu d’argent, mais n’arrivent pas à reproduire ce succès. Je pense que nous devons à la fois renforcer notre écosystème local tout en continuant à développer nos marchés à l’étranger.

source

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Scroll to top
Close