Drogue, corruption, faux investisseurs: comment la Sierra Leone devient la plaque tournante des passeports diplomatiques

L’arrestation en Turquie d’un trafiquant surnommé Don Vito, porteur d’un passeport diplomatique sierra-léonais, relance la polémique sur la délivrance de titres officiels à des investisseurs étrangers. Derrière cette affaire, des ONG dénoncent un système permissif où trafic de drogue, secteur minier et corruption s’entremêlent — sur fond d’explosion du kush, une drogue qui ravage la jeunesse.

Un scandale embarrassant pour Freetown 

Intercepté à Istanbul après un vol en provenance de Dubaï, Abdullah Alp Üstün, alias Don Vito, est soupçonné d’appartenir à un vaste réseau de trafic de drogue dirigé par le baron néerlandais Jos Leijdekkers, connu sous le surnom d’Omar Sheriff.

Les autorités turques affirment qu’il voyageait avec un passeport diplomatique sierra-léonais, mais Freetown dément toute preuve formelle.

Le ministre des Affaires étrangères Timothy Kabba, cité par la presse locale, assure « n’avoir reçu aucune note diplomatique ni de la Turquie ni de Dubaï » et promet un audit si l’information est confirmée. « S’il y a des preuves, nous vérifierons les numéros de série et retracerons le processus. Aucun système n’est infaillible : les criminels trouvent toujours des moyens », a-t-il déclaré.

L’affaire intervient alors que la Sierra Leone tente de redorer son image après plusieurs scandales mêlant trafic de drogue et diplomatie. En janvier 2025, un véhicule de l’ambassade à Conakry avait déjà été intercepté avec des valises de cocaïne.

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Les « faux investisseurs », nouvelle porte d’entrée

Pour de nombreux observateurs, ce nouveau rebondissement met en lumière les failles structurelles d’un modèle d’investissement trop accueillant.

« Certains trafiquants payent des centaines de milliers de dollars sans jamais extraire une seule pierre », explique Ibrahim Bockarie, spécialiste du secteur minier et directeur du Concerned Citizens Governance Network (CCGN).

Depuis la fin de la guerre civile, dit-il, « des trafiquants se font passer pour des investisseurs », exploitant une législation conçue pour attirer les capitaux étrangers, mais peu encadrée.

Des entrepreneurs douteux, comme le propriétaire du Chapter One Café — une boîte de nuit huppée de Freetown —, auraient ainsi versé près de 200 000 dollars pour des concessions minières jamais exploitées, selon Bockarie.

Ces licences serviraient de couverture à des opérations de blanchiment ou à l’obtention de statuts diplomatiques, leur offrant une protection contre les contrôles.

Une politique d’investissement trop ouverte

Depuis son arrivée au pouvoir en 2018, le président Julius Maada Bio a fait de l’attraction des capitaux étrangers un pilier de sa politique économique. Son Plan national de développement 2024-2030, adossé au programme présidentiel « Big Five Game Changers », promeut une croissance tirée par le secteur privé.

Le gouvernement encourage les investissements dans les mines, l’énergie, l’agriculture, les infrastructures et les technologies. Mais selon des ONG comme NMJD ou Bfound, cette stratégie, si elle a facilité l’entrée de capitaux, a aussi ouvert des brèches.

« Il n’y a pratiquement aucun contrôle de probité sur les investisseurs », poursuit Bockarie. « Les exemptions fiscales et la délivrance rapide de licences ont attiré des fonds à l’origine douteuse ».

Comment obtient-on un passeport diplomatique en Sierra Leone ?

Selon la Convention de Vienne et la Constitution sierra-léonaise, le président dispose d’un pouvoir discrétionnaire pour accorder un passeport diplomatique à :

• des membres du gouvernement et du corps diplomatique,

• des consuls honoraires représentant la Sierra Leone à l’étranger,

• ou encore des personnalités éminentes jugées dignes de promouvoir l’image du pays.

« C’est un honneur que le chef de l’État peut accorder à des individus de probité reconnue », explique le ministre Timothy Kabba. « Mais comme partout, aucun système n’est à l’abri des abus ou des falsifications », ajoute-t-il.

Cette reconnaissance peut être utilisée par certains comme passe-droit, facilitant voyages et transactions, parfois sans contrôle effectif sur la destination finale du document.

Mais au-delà des dérives administratives, c’est tout un système économique et social qui vacille, miné par l’argent de la drogue et ses répercussions dans la société sierra-léonaise.

Des jeunes hommes prenant du kush, à Freetown, Sierra Leone, le 11 mars 2025.
Des jeunes hommes prenant du kush, à Freetown, Sierra Leone, le 11 mars 2025. AP – Caitlin Kelly

Le fléau du kush, miroir d’un système à bout de souffle

Symbole du désespoir d’une jeunesse sans perspectives, le kush — une drogue bon marché à base de feuilles séchées et de produits chimiques — ravage les quartiers populaires de Freetown.

Plus de 220 corps ont été retrouvés dans les rues depuis le début de l’année, selon la maire Yvonne Aki-Sawyerr.

Pour Ibrahim Bockarie, le phénomène s’inscrit dans une continuité historique : « Depuis la guerre civile, l’argent de la drogue infiltre les mines et alimente le marché du kush… Ce système détruit des vies et prive notre jeunesse d’avenir », souligne-t-il.

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Un phénomène ancien

Pour Solomon Sundu, de l’ONG Be Found, ce problème ne date pas d’hier : « Depuis la guerre civile, des passeports diplomatiques ont été vendus ou offerts à des étrangers en échange de soutien économique ou politique. Aujourd’hui, les mêmes pratiques continuent, sous d’autres formes. »

Selon lui, le trafic de passeports diplomatiques est le symptôme d’un effondrement moral de l’État, où le pouvoir politique a trop souvent été au service des intérêts privés. « La Sierra Leone a besoin de vrais investisseurs, pas de gens qui se pavanent avec nos passeports diplomatiques pendant qu’ils trafiquent de la cocaïne », dénonce-t-il.

Les précédents scandales de drogue et de diplomatie en Sierra Leone

Années 2000 — Lungi. Un avion chargé de cocaïne est saisi sur le tarmac de l’aéroport international. L’affaire révèle les premiers liens entre la Sierra Leone et les cartels sud-américains.

2010 — Freetown. Le magnat minier Frank Timis, déjà condamné pour héroïne, est accusé par des ONG d’avoir profité du chaos post-guerre pour bâtir un empire opaque, mêlant exploitation minière et circuits financiers douteux.

Janvier 2025 — Conakry. Un véhicule de l’ambassade de Sierra Leone est intercepté avec sept valises de cocaïne. L’ambassadeur est rappelé à Freetown.

Octobre 2025 — Istanbul. Arrestation du trafiquant turc Abdullah Alp Üstün, alias Don Vito, porteur d’un passeport diplomatique sierra-léonais, selon la presse turque.

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