En Afrique de l’Ouest, le trafic de drogues s'accompagne désormais d'une consommation hors de contrôle

La région ouest-africaine est, depuis le début des années 2000, une zone de transit pour des drogues produites en Amérique latine et à destination de l’Europe. Mais à force d’y circuler, celles-ci ont commencé à être consommées sur place. Un phénomène en pleine expansion.
Dakar, centre de prise en charge des addictions, la seule unité de ce genre en Afrique de l’Ouest. La musique d’Elton John résonne dans le haut-parleur d’un poste radio suspendu. Ici, le nombre de dossiers de demande de cure de désintoxication a été multiplié par deux ces derniers mois pour atteindre jusqu’à une quarantaine de demandes par mois.
À l’ombre d’un acacia, un petit groupe est affairé à coudre ou confectionner des batiks. Tous sont d’anciens consommateurs d’héroïne comme Samba, ex-commerçant. « Voilà cinq ans que je suis là, dit-il, pour prendre de la méthadone, me soigner, apprendre la couture. » Samba a quatre enfants et une épouse. La méthadone lui a permis de décrocher de 15 ans d’addiction à l’héroïne. À ses côtés, Mohamed Diop, qui dirige l’activité, est passé par un parcours similaire : « Comme je n’avais pas de solution, j’ai dit : « Si on me donne quelque chose qui remplace la came, vraiment, je vais laisser la came ». Je suis venu ici et on m’a donné la méthadone. C’est un miracle ! C’est depuis ce jour-là que je me suis vraiment accroché ».

Mais si Samba et Mohamed sont bien partis sur le chemin du sevrage, beaucoup d’autres font le trajet en sens inverse. En deux décennies, l’Afrique de l’Ouest est passée du rôle de porte d’entrée vers l’Europe à un statut plus complexe où la drogue transite, mais est aussi de plus en plus consommée.
C’est parce que « le trafic a bondi depuis 2019 dans la zone », explique Lucia Bird, directrice de l’Observatoire des économies illicites en Afrique de l’Ouest au sein de l’ONG Global Initiative Against Transnational Organized Crime (GI-TOC), sous l’effet croisé d’une augmentation de la production en Amérique latine et de la recherche de trajectoires moins contrôlées, que la région est désormais touchée par la consommation massive de stupéfiants.
L’Afrique de l’Ouest, plaque tournante de nombreux trafics
Le Sénégal est en effet une porte idéale pour accéder à de nombreux pays sans ouverture sur la mer comme le Mali, le Burkina Faso ou le Niger. Dakar, pointe la plus à l’ouest du continent, se trouve aussi à la croisée des routes maritimes, ce qui en fait un point d’entrée stratégique pour les trafiquants de drogue, notamment en ce qui concerne la cocaïne.
Les saisies ont connu ainsi une forte augmentation ces dernières années. Une prise record a même eu lieu en novembre 2023 : trois tonnes de poudre blanche saisie en pleine mer par la marine sénégalaise. Ces derniers mois, les saisies sur l’axe routier entre Dakar et Kidira, au Mali, mais aussi à Dakar même, se sont aussi multipliées.
Plus au sud, les ports de golfe de Guinée sont, eux aussi, sous étroite surveillance. En mars 2024, la marine française a ainsi réalisé une saisie record de 10 tonnes de cocaïne dans ces eaux. De manière générale, l’Afrique de l’Ouest est « très vulnérable à l’infiltration de réseaux criminels », poursuit Lucia Bird, du fait de sa position géographique à mi-chemin entre les zones de production et de consommation.
Le PCC brésilien et les mafias européennes
À la manœuvre dans ce trafic régional, on trouve une myriade d’acteurs, mais deux ont pris une place considérable ces dernières années, selon le dernier rapport du GI-TOC, consacré aux « filières atlantiques ».
L’un est en charge de la « logistique » : il s’agit du Primeiro Comando da Capital, ou PCC, un groupe de prisonniers brésiliens qui s’est mué en une puissante organisation mettant en relation, à l’échelle mondiale, producteurs et « détaillants ». L’autre acteur, justement, sont ces mafias européennes chargées d’inonder le Vieux Continent, et qui ont un pied en Afrique. C’est le cas de la ‘Ndrangheta calabraise, qui a scellé un accord avec le PCC à fin des années 2010.
« La ‘Ndrangheta opère en Afrique de l’Ouest par le biais de deux mécanismes principaux : la présence continue de ses éléments dans certains pays et des intermédiaires de confiance établis grâce aux visites de membres des clans qui lui sont rattachés », peut-on lire dans le rapport. Le Sénégal, mais aussi le Niger, le Ghana ou encore la Côte d’Ivoire sont concernés au premier plan, le territoire ivoirien étant même « un bastion de la ‘Ndrangheta en Afrique de l’Ouest », notent les auteurs du document.
Mais ce trafic a aussi aiguisé les appétits des mafias balkaniques, qui ont accru leur présence dans la région, parfois au détriment de la ‘Ndrangheta, parfois en « complément », souligne un autre rapport du GI-TOC. Clans monténégrins, serbes et autres groupes albanais « ont contribué à faire de l’Afrique de l’Ouest un pivot central de transbordement de cocaïne à destination de l’UE et la région ne cesse de gagner en importance dans le commerce mondial de la cocaïne », souligne ainsi Lucia Bird, directrice de l’Observatoire.
Des flux qui « débordent » localement
Les flux sont tels que l’on assiste à des phénomènes de « débordement », souligne Laurent Laniel, de l’Agence européenne sur les drogues. Les intermédiaires locaux payés en « nature », en quantité de drogues, « n’ayant pas de contacts ailleurs, finissent par écouler leur [marchandise] sur place ».
Mais la région n’est pas seulement la victime d’un effet de bord du trafic mondial de drogue. Elle est aussi une cible. « Si vous regardez la courbe de la croissance démographique en Afrique, poursuit Laurent Laniel au micro d’Aurore Lartigue, de la rédaction numérique de RFI, tôt ou tard, même si vous n’avez qu’une toute petite proportion de cette population qui consomme [de la drogue], cela peu vite faire beaucoup d’argent. »
Ce ciblage est particulièrement vrai dans le cas du kush, surnommée « la drogue du zombie », une drogue synthétique contenant soit des nitazènes, des opioïdes plus, sinon aussi puissants que le fentanyl, soit des cannabinoïdes synthétiques. Ces substances sont ensuite pulvérisées sur des feuilles de guimauve, que les consommateurs fument. Dans les deux cas, il s’agit de produits extrêmement addictifs, mais accessibles à bas prix. Elle est apparue au mitan des années 2010 en Sierra Leone, avant de se diffuser rapidement dans les pays voisins (Libéria, Guinée, Gambie, Guinée-Bissau, Sénégal).
Aujourd’hui encore, les « cuisines » qui pullulent dans la banlieue de Freetown fournissent l’essentiel du trafic ouest-africain, sur la base « d’ingrédients » venus de Chine, de Royaume-Uni ou des Pays-Bas. Mais c’est sans doute dans son pays de naissance que le kush fait le plus de ravages : « J’ai complètement perdu ma famille depuis que j’ai commencé à fumer en 2018, confiait ainsi Ramadan, un consommateur de la capitale à notre envoyée spéciale Liza Fabbian, en juin dernier. Je m’en souviens bien, c’est pendant les élections que la drogue a commencé à se répandre. On était les premiers à devenir accros. »
À écouter aussiLa Sierra Leone sous l’emprise du Kush

Kush, cocaïne, héroïne, ecstasy, et bien sûr, comme ailleurs, le cannabis, qui selon la dernière étude du Réseau épidémiologique ouest-africain sur l’usage des drogues (Wendu, septembre 2024) serait le stupéfiant le plus consommé dans la région : l’Afrique de l’Ouest fait face à une profusion de substances addictives, dont la liste ne cesse de l’allonger, particulièrement si on recense les traitements dont l’usage est détourné.
Le succès du Tramadol, administré ordinairement en cas de forte de douleur, en témoigne : entre 2017 et 2021, 97% des saisies de ce médicament au niveau mondial sont survenues dans la région, dont les populations au travail pénible – agriculteurs, chauffeurs, commerçants itinérants – abusent pour faire face à leur charge quotidienne.
Résultat, en 2023, l’Office des nations unies contre la drogue et le crime (l’ONUDC) estimait que la consommation de drogues avait augmenté de 23% ces dix dernières années en Afrique de l’Ouest et du centre. Les taux de prévalence, c’est-à-dire la proportion de la population qui consomme des stupéfiants, y tournent autour de 10% alors que la moyenne mondiale est de 4,4%.
Ce sont mes amis qui m’ont fait fumer cette drogue la première fois, dans le lycée où l’on étudiait. Je me suis retrouvée à la rue. Je souffre beaucoup et je ne mange pas à ma faim.
Freetown, capitale de Sierra Leone, ravagée par le kush
Une prise en charge insignifiante
Dans la région, les troubles liés à la toxicomanie ont progressé de moitié (45%) en une décennie. Et les victimes souvent laissées à leur sort. Plus des deux tiers doivent payer eux-mêmes leur traitement, qui se font beaucoup en ambulatoire dans des hôpitaux, relate encore le rapport Wendu. À l’instar du Sénégal, ou encore de la Gambie, les pays de la région disposent de bien peu de centres dédiés au sevrage. Et ils sont vite débordés.
Depuis l’ouverture de celui de Dakar, il y a 10 ans, 5 000 patients ont consulté et 200 personnes bénéficient du programme méthadone. « Au début, explique Madame Bousso Mbay Fall qui y travaille, on commençait avec 20-25 dossiers, là, on se trouve avec 45 dossiers par mois ; et ça inclut les nouvelles drogues, comme le kush. »