Cameroun: les frustrations du fils du leader indépendantiste assassiné par la France Ruben Um Nyobè

Il y a 67 ans, le 13 septembre 1958, Ruben Um Nyobè, l’un des fondateurs de l’Union des populations du Cameroun (UPC), était tué par les troupes coloniales françaises dans le maquis camerounais. Si, en août dernier, Emmanuel Macron a reconnu la responsabilité de la France dans son assassinat, le fils du leader indépendantiste juge cette avancée « historique » mais « incomplète ».

En août, Daniel Um Nyobè, le fils du leader indépendantiste, avait salué, comme d’autres, la fin du « déni » français et qualifié le geste du président Emmanuel Macron d’« historique ».

« Cela libère un peu les esprits », dit-il, mais au moment de commémorer la mort de son père, un goût d’inachevé demeure : « On n’a toujours pas la réaction des autorités camerounaises, notamment celle du président Paul Biya. Personne ne comprend ce silence-là du côté de Yaoundé, parce que Mpodol Um Nyobè est tout de même reconnu par tous comme le pionnier de l’indépendance et de la réunification du Cameroun. »

Or, pour Daniel Um Nyobè, seule une parole officielle du chef de l’État camerounais permettrait d’engager une véritable politique mémorielle et de rendre possible ce qu’il réclame depuis des années : le transfert de la dépouille de son père, enfouie en secret à Izéka, vers Boumnyebel. « Ses parents sont enterrés non loin de là. Ce serait une façon pour lui d’être enterré dans la terre des siens », explique Daniel Um Nyobè.

Un transfert également indispensable pour permettre le deuil : « Chez nous, les Bantous, dans ma communauté, ce genre de mort s’accompagne de rites traditionnels. Jusqu’à aujourd’hui, la scène de crime est encore figée, car tant que ces rites ne sont pas accomplis, rien n’est purifié. Il faut purifier le lieu, purifier les restes et ce n’est qu’à ce moment-là qu’on peut commencer à faire le deuil. »

Daniel Um Nyobè assure avoir tenté de nombreuses démarches en ce sens, mais en vain : « Au Cameroun, une loi de réhabilitation a été votée en 1991, mais jusqu’à présent, il n’y a pas eu de décret d’application. […] En réalité, il n’y a qu’une seule personne qui détienne les clés : le chef de l’État. Tant qu’il n’y a pas un acte fort venant de lui, vous aurez beau faire des demandes, déposer des dossiers, rien ne marche. »

Daniel Um Nyobè attend également de la France qu’elle pose désormais des actes, par exemple l’érection d’un lieu de mémoire pour les martyrs de l’indépendance camerounaise – l’une des recommandations du rapport d’historiens remis en début d’année à l’Élysée par la Commission Ramondy, chargée de faire la lumière sur le rôle de la France dans cette guerre.

L’assassinat de Félix-Roland Moumié, un autre sujet de frustration

Autre sujet de frustration : le choix de l’Élysée de ne pas reconnaître la responsabilité de la France dans l’assassinat d’un autre leader indépendantiste empoisonné en 1960, Félix-Roland Moumié, quand bien même le rapport Ramondy avait conclu, sans ambiguïté, à un « assassinat politique impliquant la responsabilité du gouvernement français ».

Dans le courrier adressé, en août, à son homologue Paul Biya, Emmanuel Macron a refusé d’endosser cette conclusion, invoquant « l’absence d’éléments suffisants dans les archives françaises » et un « non-lieu rendu en Suisse en 1980 », dans le procès intenté alors contre William Bechtel, cet agent secret français de premier plan présumé être l’assassin de Félix-Roland Moumié.

Mais pour l’équipe du volet recherche, l’argument est difficilement acceptable. « On sait bien que ce non-lieu est ancien et que, depuis, des éléments ont montré l’implication de William Bechtel sur place : sa filature, son approche, etc. On ne peut pas balayer tout ce qui a été écrit de novateur dans le rapport », estime Karine Ramondy. Celle-ci « regrette » donc le choix de l’Élysée : « À la faveur de l’ouverture des archives déclassifiées rendue possible par le président de la République, je déplore, qu’au vu de ce qu’elles apportent, il n’ait pas été jusqu’à une reconnaissance. »

Et pour cause. Dans le livre issu de sa thèse consacré aux leaders nationalistes assassinés en Afrique centrale et paru en 2020 (Leaders assassinés en Afrique centrale 1958-1961, L’Harmattan, 2020), Karine Ramondy écrivait déjà : « En dépit du non-lieu, William Bechtel est coupable : en service commandé ».

Et si, à l’époque, elle indiquait qu’il était « impossible de déterminer avec précision le commanditaire », de nombreux éléments sont venus, depuis, étayer cela, notamment le travail de la commission.

Les archives déclassifiées « apportent des éléments très éclairants sur le fait que c’était un agent secret chevronné, un agent extrêmement bien formé. Ce n’est pas l’“honorable correspondant” qui s’improvise agent secret à ses heures perdues. Évidemment, dans le cas des agents secrets, on ne trouve presque jamais de document qui affirme noir sur blanc : “Untel va s’occuper de telle mission”. Parfois cela arrive, mais le plus souvent, il n’existe que des annotations, des indices, jamais une preuve écrite établissant clairement la culpabilité d’un agent. Et donc, cela joue également là-dessus. »

« Un recul par rapport à la connaissance historique »

Journaliste et auteur – il a notamment participé à la rédaction de l’ouvrage Kamerun : une guerre cachée aux origines de la Françafrique (1948-1971) -, Thomas Deltombe va encore plus loin et dénonce un « recul par rapport à la connaissance historique ». « En réalité, on pouvait tirer des conclusions de la Commission Ramondy beaucoup plus fortes que ce qu’en a tiré le président Macron. L’exemple le plus frappant, c’est évidemment l’assassinat de Félix-Roland Moumié, son empoisonnement le 15 octobre 1960. »

Thomas Deltombe rappelle, comme le faisait le rapport Ramondy, que plusieurs responsables français, y compris Maurice Robert, chef Afrique des services secrets à l’époque, ont reconnu publiquement, à posteriori, l’implication de la France dans l’assassinat de Félix Moumié.

« Cela pourrait quand même être mentionné. En tout cas, il aurait pu trouver une formulation permettant de prendre davantage de responsabilités, même s’il demeure toujours des doutes sur ce genre d’opérations secrètes. On ne peut pas balayer cela d’un revers de main », souligne Thomas Deltombe.

Face à ces contradictions, certains, comme le fils de Ruben Um Nyobè, s’interrogent : « Est-ce que c’est une façon, pour le président Macron de protéger les services secrets français ? Je voudrais savoir », avance-t-il.

Clairement, « nous espérions une reconnaissance », conclut pour sa part Karine Ramondy : « Pour nous, il s’agissait bien d’établir des faits qui allaient clairement, nous l’espérions, dans le sens d’une reconnaissance. Mais, encore une fois, c’est le moment où le chemin des historiens et des historiennes se sépare de celui du politique. Ce que nous avons écrit restera. Les références aux archives aussi. »

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