Crise climatique et partage de l’eau: «Le changement climatique augmente encore la demande» en eau

L’Éthiopie a officiellement inauguré ce mardi son Grand barrage de la Renaissance (GERD) sur le Nil. C’est le plus grand ouvrage hydroélectrique d’Afrique qui doit atteindre une capacité de production de 5 000 mégawatts. Assez pour améliorer l’accès des Éthiopiens à l’électricité et même assez pour en vendre aux pays voisins et ainsi générer d’importantes recettes. Mais les pays en aval, le Soudan et l’Égypte, qui dépendent de l’eau du Nil, considèrent le barrage comme une « menace existentielle ».
Dans l’ère du changement climatique, ce genre de tensions entre États autour des ressources en eau partagées risquent de se multiplier. Benjamin Pohl est directeur du programme Diplomatie climatique et sécurité climatique chez Adelphi, un centre international de recherches basé en Allemagne.
RFI : À qui appartient l’eau ? C’est une question qui revient souvent aujourd’hui. Surtout lorsqu’il s’agit de cours d’eau transfrontaliers.
Benjamin Pohl : Oui, cette question est généralement très polémique à cause des intérêts concurrents qu’elle véhicule. Lorsqu’une rivière ou un fleuve s’écoule d’un pays à l’autre, tous les riverains veulent pouvoir utiliser autant d’eau que possible. Bien qu’il existe souvent des intérêts convergents entre les pays riverains et bien qu’une coopération permettrait d’obtenir de plus grands bénéfices pour tous, les États planifient aujourd’hui la plupart du temps d’abord leur propre utilisation de l’eau. Et cette planification entre malheureusement souvent en concurrence avec la planification de l’utilisation de l’eau des pays voisins.
Mais n’existe-t-il pas un « droit de l’eau » ?
L’utilisation des eaux transfrontalières est principalement régie par le droit international [la Convention de New York sur le droit relatif aux utilisations des cours d’eaux internationaux à des fins autres que la navigation, de 1997 et la Convention d’Helsinki sur la protection et l’utilisation des cours d’eau transfrontalières et des lacs internationaux. Ces deux textes n’ont été signés ni par l’Éthiopie, ni par l’Égypte, NDLR].
Ce droit stipule qu’un État souverain peut utiliser les ressources en eau partagées sur son territoire. Mais sous condition de respecter trois principes fondamentaux : premièrement, chaque État doit utiliser ces ressources en eau partagées de manière équitable et raisonnable. Ce faisant, il doit, et c’est le deuxième point, éviter de causer des dommages ou des préjudices aux États voisins avec lesquels il partage les eaux. Et troisièmement, il existe une obligation générale de coopération entre les pays riverains.
Le droit international pose toutefois des problèmes d’application, car il repose sur le respect collectif des États ou, le cas échéant, sur le fait que le Conseil de sécurité des Nations unies oblige les États tiers à se conformer au droit international, ce qui comporte des risques importants et des coûts élevés. Par conséquent, le droit international ne dispose pas des mécanismes d’application contraignants qui existent dans le droit national.
Des négociations sont en cours depuis des décennies entre l’Éthiopie et ses voisins. Sur quoi portent-elles exactement ?
Les discussions portent d’une part sur des questions fondamentales et d’autre part sur des risques très spécifiques que les pays en aval, l’Égypte et le Soudan, souhaitent atténuer.
La question fondamentale est précisément « à qui appartient l’eau ? » ou « qui a le droit d’utiliser l’eau ? ». L’Égypte insiste sur ses droits historiques, notamment le traité de 1959 [« Accord sur les eaux du Nil », un accord bilatéral entre l’Égypte et le Soudan par lequel les deux pays se partage les eaux du Nil, NDLR]. Mais cet accord ne prend pas en compte les demandes d’autres pays riverains en amont, comme l’Éthiopie. Les Égyptiens soulignent qu’ils dépendent du Nil depuis le début de leur civilisation, qu’ils ont toujours utilisé cette eau et qu’ils ont donc un droit coutumier. Par conséquent, l’Égypte exige des garanties pour ne pas subir un quelconque préjudice.
De son côté, l’Éthiopie invoque ses droits souverains d’utilisation de l’eau et de développement et fait valoir qu’il est injuste que l’Égypte ait utilisé toute l’eau du Nil pendant des millénaires, mais pas elle. Mais avant tout, Addis-Abeba répète depuis des années que le barrage ne causera aucun préjudice à l’Égypte, car l’eau sera uniquement utilisée pour produire de l’énergie. Cela signifie que l’eau continuera à s’écouler et qu’elle arrivera toujours en Égypte.
Mais l’Égypte est inquiète et rétorque : « Que se passera-t-il en cas de sécheresse ? Vous accumuleriez l’eau et la laisseriez s’écouler en fonction de vos besoins de production de l’électricité, et non selon nos besoins pour l’irrigation, ce qui causerait des dommages ? Et que se passerait-il si le barrage cédait ? Et que se passerait-il si vous utilisiez l’eau comme une arme pour mettre l’Égypte sous pression » ?
À ce sujet, il y a deux processus de négociations en cours. L’un concerne l’ensemble du bassin versant du Nil, où l’on a essayé de conclure un accord-cadre sur l’utilisation de l’eau. L’Égypte a temporairement cessé d’y participer, car elle n’était pas satisfaite des résultats intermédiaires, qui ne reflétaient pas suffisamment les droits historiques du point de vue égyptien. Mais l’Égypte vient de revenir à la table des négociations.
Et puis, il y a des négociations directes entre l’Éthiopie, l’Égypte et le Soudan au sujet du Nil Bleu, le cours d’eau le plus riche en eau et sur lequel le barrage de la Renaissance a été construit. Ces négociations trilatérales ont été couronnées de succès, puisqu’une déclaration de principes a été adoptée au plus haut niveau en 2015. Il y a été convenu que les trois pays travailleraient ensemble. Depuis lors, les négociations se poursuivent, mais les détails d’un éventuel accord de garantie n’ont toujours pas été clarifiés. Il faut souligner que la situation ne s’est pas totalement envenimée et qu’il existe des échanges techniques et une compréhension mutuelle entre les trois pays. Cet équilibre pourrait toutefois être rompu pour des raisons politiques ou en cas de grave sécheresse.
Quel rôle joue le changement climatique ? Quels défis pose-t-il pour la gestion transfrontalière de l’eau ?
Le changement climatique a un impact sur le cycle hydrologique, c’est-à-dire sur la quantité et la répartition géographique de l’eau disponible. La demande en eau a augmenté de façon spectaculaire en raison du développement démographique et économique. Dans de nombreuses régions, l’utilisation de l’eau est déjà planifiée à 100 % par tous les riverains. Mais le changement climatique augmente encore la demande : plus le climat est sec, plus il faut d’eau pour irriguer les terres agricoles. Et plus il fait chaud, plus il faut d’eau pour produire l’énergie nécessaire à la climatisation.
Y a-t-il des régions particulièrement sous tension en raison du partage des eaux transfrontalières ?
Plus de la moitié des eaux fluviales mondiales traversent plusieurs pays. Les problèmes surviennent généralement dans des régions où il existe déjà de fortes tensions politiques, notamment en Afrique du Nord, au Moyen-Orient et dans le sud de l’Asie centrale. Ces régions manquent souvent d’institutions politiques capables de résoudre ces conflits de manière constructive. En effet, les conflits d’utilisation des eaux partagées existent partout. Mais dans la grande majorité des cas, ils ne s’aggravent pas, ils sont pris en charge au niveau politique et un accord est trouvé. Cela suppose toutefois une certaine confiance dans la coopération. Malheureusement, les régions où l’eau tend à être rare et où les besoins en eau sont particulièrement importants sont aussi celles où la situation politique est particulièrement difficile.
La gestion commune de l’eau peut-elle également contribuer à améliorer les relations diplomatiques entre les pays ?
C’est bien sûr le rêve de tous les diplomates de l’eau, que l’on exploite l’intérêt commun et les possibilités plus importantes qui en découlent. En principe, il existe un grand potentiel. Et il existe aussi des exemples où cela a fonctionné. Cependant, il s’agit souvent d’exemples où l’on a évité le pire. Comme en Asie du Sud, où il y avait le traité de l’Indus, qui a fait à nouveau parler de lui cette année, car il vient d’être suspendu par l’Inde. Mais le traité de l’Indus a résisté à trois conflits armés entre le Pakistan et l’Inde. L’eau n’a justement pas été utilisée comme une arme. Les deux pays se sont rencontrés et ont échangé leurs points de vue sur l’utilisation de l’eau malgré les hostilités. On trouve également des exemples en Amérique latine, avec une coopération entre le Brésil et le Paraguay, ou en Afrique de l’Ouest avec l’Organisation pour la mise en valeur du fleuve Sénégal. Mais de façon générale, la pression monte dans le monde entier en raison de l’utilisation croissante de l’eau.
Comment voyez-vous l’évolution pour les années à venir ?
Je crains que ces tensions ne s’accentuent davantage. Heureusement, la prise de conscience de la nécessité de résister s’accroît également. Il n’y a pas de déterminisme selon lequel la pénurie d’eau ou les divergences d’approche sur son utilisation conduisent inévitablement à un conflit. Mais le fait est que la pression autour de l’accès à l’eau augmente et avec elle le risque de conflits. Il existe d’ailleurs un autre phénomène qui tend à aggraver cette situation : la capacité des pays à construire unilatéralement, sans consultations, de nouvelles infrastructures, en particulier des barrages, augmente. Cela est lié à leur accès aux financements.
Jusqu’à la fin de la guerre froide, la Banque mondiale agissait en tant que garante pour d’autres banques commerciales et participait elle-même à de tels projets de grande envergure. Dans de nombreux cas, la Banque mondiale a ainsi veillé à ce qu’aucun barrage ne soit construit contre la volonté des populations riveraines. Cela a changé. Aujourd’hui, les investisseurs sont prêts à prendre ces risques. Il existe désormais d’autres pôles de pouvoir. Et avec leur soutien, même un pays relativement pauvre peut construire un barrage relativement grand sans devoir d’abord convaincre ses voisins que ce barrage sera bénéfique pour tous et ne conduira pas à des conflits majeurs. Ces nouveaux processus de financement permettent de planifier de nouvelles infrastructures, même sans coopération transnationale.
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