Face à la famine qui fait d’innombrables victimes en Éthiopie en 1985, le monde de la musique décide d’agir. D’un continent à l’autre, les artistes unissent leurs voix pour alerter, rassembler et lever des fonds à travers une multitude de projets, en studio comme sur scène. Retour sur ce mouvement de solidarité mondiale, sans précédent, porté par Bob Geldof, Manu Dibango, Michael Jackson, Bryan Adams, Renaud…
Assis derrière un pupitre d’orchestre du studio Davout, à Paris, Manu Dibango guide Mory Kanté, assis à sa gauche, en train de pincer les cordes de sa kora. En cette fin du mois de décembre 1984, le saxophoniste camerounais a réuni autour de lui plusieurs dizaines d’artistes africains. Ensemble, ils enregistrent la chanson « Tam Tam pour l’Éthiopie ».
Il y a là les Touré Kunda, Salif Keita, Ray Lema, les groupe M’Bamina et Ghetto Blaster… Les paroles en douala, en lingala, en wolof, en malinké, en swahili s’enchaînent. « Pourquoi la faim ? Africa », répètent-ils tous en chœur sur le refrain. Sur la face B, la version instrumentale est ponctuée par les interventions d’autres chanteurs du continent joints au téléphone et qui n’ont pu se déplacer : Mpongo Love, Youssou N’Dour, André-Marie Tala, King Sunny Ade…
« L’Éthiopie meurt ! Vous lui devez 46 francs ! »
Tous ont répondu présent, gracieusement, pour soutenir l’initiative de Manu Dibango, dont l’idée lui est venue au retour d’un concert caritatif aux Pays-Bas : collecter des fonds afin de venir en aide aux populations souffrant de la famine en Éthiopie.
C’est un reportage de la BBC diffusé en octobre qui a créé l’électrochoc auprès de l’opinion publique occidentale. La sécheresse prolongée s’était traduite par des récoltes insuffisantes pour satisfaire les besoins locaux. On dénombrait chaque jour de nombreuses victimes – au total, plusieurs centaines de milliers, voire un million. Les images des corps faméliques, des visages émaciés étaient insoutenables. Face à cette catastrophe humanitaire, l’indifférence n’était plus possible.
En Grande-Bretagne, le chanteur Bob Geldof réagit. Il monte un collectif ad hoc, Band Aid, qui regroupe de nombreuses stars internationales (Kate Bush, Paul McCartney, Sting, Freddie Mercury…). L’argent de la vente de leur single « Do They Know It’s Christmas ? », quasi instantanément en tête des classements dans une dizaine de pays d’Europe de l’Ouest, est destiné à être reversé aux organisations sur le terrain.
L’exemple inspire Manu Dibango, l’un des premiers à comprendre la portée d’un tel engagement. « Je ne voulais pas qu’on laisse Bob Geldof et les Européens s’occuper de nous, mais qu’on se prenne en main nous-mêmes. C’était la première fois que les Africains faisaient quelque chose ensemble en France », explique-t-il dans l’ouvrage Manu Dibango, Conversations avec Yves Bigot paru en 2023.
« Tam tam pour l’Éthiopie » est vu comme « le symbole de la solidarité africaine à l’égard de l’Éthiopie », lit-on dans le Journal aux donateurs de MSF France du premier semestre 1985. Pour assurer la promotion du 45 tours, il s’appuie entre autres sur une campagne de publicité au slogan percutant : « L’Éthiopie meurt ! Vous lui devez 46 francs ! », en référence au prix du disque.
Dans le sillage des locomotives, un mouvement international
Au même moment, de l’autre côté de l’Atlantique, la mobilisation s’amplifie. Contactés par le crooner américain Harry Belafonte qui cherche un moyen de contribuer à la sensibilisation, les chanteurs Michael Jackson et Lionel Richie écrivent « We Are The World ». Ce témoignage de solidarité, entonné par une multitude d’artistes de renom (Bob Dylan, Diana Ross, Stevie Wonder…) réunis au sein de USA For Africa, devient dès sa sortie un hymne planétaire.
Les pointures de la variété française ne sont pas en reste : Chanteurs sans frontières voit le jour, grâce à Valérie Lagrange et Renaud. « Loin du cœur et loin des yeux […], l’Éthiopie meurt peu à peu », reprennent en chœur la trentaine de participants (France Gall, Julien Clerc, Jean-Jacques Goldman…) sur le refrain d’« Éthiopie ».
À travers le monde, des supergroupes temporaires naissent sur le même modèle et pour la même cause : les vedettes transalpines de la musique forment Musicaitalia Per L’Etiopia et modernisent le classique « Volare (Nel blu dipinto di blu) » de Domenico Modugno ; en Suède, les membres de 29 groupes de rock métal s’associent pour « Give a Helping Hand » écrite par le leader du groupe Europe ; en Allemagne, Band Für Afrika (Alphaville, Nena, BAP…) choisit une photo poignante pour son disque « Nackt Im Wind » ; en Autriche, un chœur éthiopien apporte sa touche en ahmarique à « Warum ? » d’Austria Für Afrika ; au Canada, « Tears Are Not Enough » est interprété en français et en anglais par Northern Lights (dont font partie Bryan Adams, Neil Young ou encore Robert Charlebois) tandis que la quarantaine de chanteurs (Céline Dion, Daniel Lavoie, Gilles Vignault…) de la Fondation Québec Afrique se retrouvent pour « Les Yeux de la faim ».
Parallèlement à USA for Africa, une cinquantaine de grands noms de la musique chrétienne américaine se réunissent sous l’appellation The Cause (pour « Christian Artists United to Save the Earth »). À Nashville, au cours d’une session nocturne, ils enregistrent « Do Something Now ». Une poignée d’autres chanteurs de la scène musicale chrétienne leur emboite le pas et sort le 45 tours « Song For The Poor », extrait d’un concert organisé en Californie par l’organisation non gouvernementale (ONG) Mercy Corps.
En Grande-Bretagne aussi, les « recalés » du Band Aid expriment une forme de frustration. La communauté caribéenne, en particulier d’origine jamaïcaine, déplore l’absence de figures pourtant populaires, comme Aswad ou Janet Kay.
Rappelant ses liens avec l’Éthiopie, terre sacrée du reggae, l’équipe Brafa (British Reggae Artists Famine Appeal Team) compose « Let’s Make Africa Green Again ». De leur côté, Madness, UB40, The Specials et quelques autres actualisent « Starvation » emprunté au répertoire des Pioneers jamaïcains. La formule se décline aussi en concerts géants : Oz for Africa en Australie, Rock for Africa au Danemark… Ceux du Live Aid à Londres et Philadelphie, en juillet 1985, attirent des foules immenses et entrent dans l’histoire.
S’il est difficile de chiffrer au niveau mondial les dons générés directement ou non par toutes ces opérations caritatives, elles ont permis avec certitude d’acheminer de la nourriture et d’aider à hauteur de plusieurs dizaines de millions de dollars de l’époque les organisations présentes en Éthiopie.
Au-delà des polémiques qui ont émergé par la suite sur la distribution des fonds, cet élan d’humanité relayé par les artistes a changé le cours d’une crise. Quarante ans après, il reste l’exemple emblématique d’un engagement jamais égalé.
Les titres :
Austria für Afrika, « Warum ? » (Autriche)
Brafa, « Let’s Make Africa Green Again » (Royaume-Uni)
USA for Africa, « We Are the World » (États-Unis)
Musicaitalia Per L’Etiopia, « Volare (Nel blu dipinto di blu) » (Italie)
Swedish Metal Aid « Give a Helping Hand » (Suède)
Band Aid « Do They Know It’s Christmas ? » (Royaume-Uni)
The Cause, « Do Something Now » (États-Unis)
Chanteurs sans frontières « Éthiopie » (France) ;
Northern Lights, « Tears Are Not Enough » (Canada)
Band für Afrika « Nackt Im Wind » (République fédérale d’Allemagne)
Fondation Québec Afrique, « Les Yeux de la faim » (Canada, Québec)
« Song for the Poor » (États-Unis)
« Starvation » (Royaume-Uni)
« Tam Tam pour l’Éthiopie » (Face A et B) (Sénégal, Guinée, Cameroun, Nigeria, Zaïre, République du Congo, Afrique du Sud)